COVID-19: donner du sens à cette crise


La pandémie nous a frappés, gravement impréparés. On ne vous parle pas, dans cette chronique, de masques ou de logistique sanitaire, mais de climat politique. Nous avons été conditionnés pour penser le monde en mode binaire et simpliste. Il va nous falloir redécouvrir les vertus du doute et de la complexité.*

Les crises sont des révélateurs. Pour le meilleur ou pour le pire. Demandons-nous pourquoi celle du Covid-19 nous a tant paniqués ou excédés?

Deux pans de notre histoire politique récente nous ont, me semble-t-il, conditionnés. Depuis les années Thatcher-Reagan, on nous a asséné qu’il n’y a pas d’alternative. Pas d’alternative à nos démocraties libérales dominées par la logique du marché. Cela nous a mal préparés à penser l’impossible, c’est-à-dire à imaginer une pandémie voyageant en quelques semaines à peine d’un marché chinois aux riches régions d’Italie du Nord.

Fin de l’histoire? Quelle farce!

Un certain Fukuyama avait même essayé de nous faire croire que l’histoire était finie par ko technique de l’utopie communiste. Or l’humanité toute entière vient de connaître avec le confinement une disruption brutale, dont nous ne connaissons pas d’équivalent dans nos livres d’histoire. Un événement tragique et implacable. Nous sommes en pleine absence de visibilité.

La pandémie a ouvert une longue période d’incertitudes sanitaires, économiques et sociales. Elle est survenue alors que, autre caractéristique de notre époque, nous sommes journellement gavés de certitudes populistes.  

Soudain la parole est passée des matamores de l’affirmation qui ne se discute pas aux scientifiques doutant à haute voix. On leur demandait de savoir alors que leur méthode est celle du questionnement continu, exigeant des vérifications, et même parfois la subversive coquetterie de penser contre soi-même pour parvenir à avancer.

Croire et savoir

Les précautions et questionnements des médecins et des chercheurs nous sont apparus irritants. Nous venons d’un monde caricaturalement binaire et nous devons réapprivoiser la complexité. Croire et savoir ont toujours autant de mal à s’associer.

Les Blocher, Le Pen, Salvini, Johnson, Trump et autres forts à bras démagogiques nous ont habitués à l’énoncé de solutions simplistes et quasi-miraculeuses. L’ampleur de la pandémie et de ses conséquences nous font prendre conscience de l’intrication subtile des difficultés que nous allons devoir affronter. Vertige.

Pour les politiques, sommés de décider juste, l’épreuve est terrible. Ils doivent trancher, faire preuve d’autorité alors que l’on nage en plein brouillard. Ils adoptent une posture d’humilité et de responsabilité. Ils bredouillent qu’ils ne savent pas, qu’il nous faut vivre avec le doute, mais décident quand même, parce que ne rien décider serait pire, parce qu’il faut avancer, malgré la complexité inouïe de la situation.

Si nous sommes en guerre…

Comment sortir du marasme et de la frustration actuels? C’est là que l’analogie hâtivement lâchée en début de la crise par le président Macron avec la guerre retrouve un peu de pertinence. Une guerre suppose la mobilisation de tous les moyens pour abattre l’ennemi. Mais pas seulement. Il faut aussi pouvoir donner un sens au combat, et motiver les troupes au front comme les civils.

Voyez comme l’actualité, qui a fait s’entre-croiser la pandémie et les célébrations amputées des 75 ans de la fin de la deuxième guerre mondiale, trace une piste intéressante pour ce qu’il convient de nommer le monde d’après.

… poussons la réflexion jusqu’au bout

Pour dépasser une crise, quelle qu’elle soit, il faut un cap, une espérance. Que voulaient les résistants, les partisans et les alliés? Retrouver la liberté mais aussi une société plus juste. Corriger les défauts du monde d’avant pour ne pas revivre une même catastrophe absolue. C’est ainsi que les résistants au fascisme et au nazisme ont écrit des textes qui ont jeté les bases de l’état social. Ils ont énoncé, au cœur des ténèbres, les grands principes qui devaient éradiquer les injustices et les humiliations ayant couvé d’une guerre à l’autre.

Remarquez qu’aujourd’hui, c’est ce même état social, caractéristique européenne, qui est sollicité pour faire face à la pandémie et à ses conséquences: système de santé accessible à tous, assurance-chômage, aides pour les plus précarisés. Le besoin de dignité n’a pas changé. La notion d’interdépendance, rendue récemment abstraite par les souverainistes, a reconquis toute sa légitimité.

Précieuses libertés

Remarquez également à quel point le confinement nous a rendu nos libertés, et particulièrement la liberté de déplacement, précieuses. On nous disait blasés par le consumérisme, décadents même, nous voici avides de rencontrer nos semblables, de voyager, de fraterniser.

Il reste cependant indécent de prétendre que cette pandémie est une chance, une chance de remettre les compteurs à zéro, de tester la décroissance, ou je ne sais quelle sottise. Nous vivons une tragédie, avec des milliers de morts, et autant de familles traumatisées. Nous allons vivre une tragédie avec des milliers de victimes économiques. 

Populistes inaudibles: profitons en!

Nous allons au-devant de temps très difficiles. Les populistes ayant été rendus momentanément inaudibles pendant cette crise, les politiques soucieux de restaurer le bien commun seraient bien inspirés d’articuler un discours de valeurs, plutôt que de juste réparer les dégâts causés par le Covid-19. La farce populiste a pris une telle emprise parce qu’il n’y a pas eu de contre-récit fort.

Il ne faut pas seulement tirer les leçons de la crise, mais lui donner du sens. Je propose l’éloge de la liberté et du doute. L’aspiration à la liberté est le plus puissant des moteurs, le doute la meilleure des méthodes pour affronter tous les défis.

*Article paru le 27 mai 2020 sur le site Bon pour la tête

Penser hors du cadre

En Suisse, la croyance est profondément ancrée : la meilleure politique économique est de ne pas en avoir. Moins le gouvernement se mêle de la vie des entreprises, plus robuste sera notre prospérité. Toute intervention de l’Etat est mal vue dans un pays qui se targue d’être libéral. *

C’est dire si le COVID-19 a bousculé les certitudes. En quelques jours, le Conseil fédéral a décidé une batterie de mesures d’urgence pour faire face aux conséquences économiques du lockdown. En a-t-il fait assez ? Certainement pas puisque, malgré les dispositifs d’aide actionnés, la plus grave contraction du PIB ( – 6,7% ) depuis la crise pétrolière de 1973 est attendue.

La crise révèle les inégalités, et notre filet social qui devrait les réduire n’est pas du tout adapté. Berne n’a pas su venir au secours des indépendants. Notre filet social est formaté pour les salariés, qui possèdent des contrats de travail en bonne et due forme. Il est inopérant pour les femmes de ménage, les travailleurs précaires, les gens sans permis de séjour, les artistes, et pour tous les autoentrepreneurs qui n’ont de main d’œuvre qu’eux-mêmes.

Cette crise a empêché ces dizaines de milliers de gens de travailler et a eu pour conséquence une perte de gain totale, qu’il aurait fallu indemniser tout aussi totalement. Au lieu de cela, on a bricolé : on s’est ingénié à demander aux bailleurs d’être sympas, avec des succès aléatoires. On a proposé des prêts avantageux, mais qui seront comme une épée de Damoclés sur la tête des petits patrons. Si on avait décidé d’indemniser, par exemple, une coiffeuse à hauteur de son revenu habituel, elle aurait pu payer ses charges et les salaires de ses employés, et attendre la fin du confinement sereinement.

Pour les milieux culturels, sportifs et de l’événementiel, la perte de revenus va durer des mois. Avec la stratégie choisie, on va leur donner l’aumône et de facto leur faire payer une crise, sanitaire, dont ils ne sont en rien responsables.

Il faut se demander pourquoi notre gouvernement n’a pas été capable d’imaginer une protection totale pour pertes de gains. Le Conseil fédéral reste obsédé par la peur de s’endetter. Cette crainte de la dépense non couverte nous vaut régulièrement des excédents budgétaires. Mais cette politique vertueuse en comparaison internationale finit par se retourner contre nous.  

Désormais les emprunteurs paient pour acquérir les titres de la Confédération ! S’endetter dans ces circonstances permettrait de repousser les taux négatifs vers la hausse. Ce serait tout bénéfice pour nos caisses de pension et notre épargne. Le franc suisse perdrait un peu de sa force face aux autres monnaies, ce qui aiderait les exportateurs qui vont connaître des temps difficiles. Notre banque nationale n’aurait plus à gonfler son bilan pour maintenir un cours raisonnable du franc.

En s’endettant, le Conseil fédéral pourrait se donner les moyens d’aider tous les secteurs qui en ont besoin et favoriser un redémarrage rapide la croissance, par stimulation de la demande intérieure.

Les dimensions prises par la crise du COVID-19 étaient impensables. La crise économique est devant nous, violente. Courageux contre la pandémie, le Conseil fédéral va devoir penser hors du cadre du frein aux dépenses pour affronter la catastrophe sociale.

*Article paru en italien le 17 mai 2020 dans l’hebdomadaire Il Caffè

Des petites phrases de Merkel et von der Leyen que les Suisses devraient entendre….

Le chancelière allemande comme la présidente de la Commission européenne balisent l’après-COVID-19, et donnent de nouvelles ambitions au marché unique dont nous sommes partie prenante. Les Suisses feraient bien d’y prêter attention, eux qui ne voient les accords bilatéraux avec l’UE que sous leur univoque focale.*

Dans le brouhaha du déconfinement, dans l’inquiétude d’une deuxième vague, la politique, celle qui ne découle pas de la gestion immédiate de la crise, peine à se faire entendre. Ainsi les Suisses n’ont guère prêté attention à deux petites phrases prononcées par Angela Merkel et Ursula von der Leyen, ces derniers jours. Décryptons.

Devant le Bundestag, le 13 mai, la chancelière allemande a lâché qu’il était temps de repenser au projet d’union politique, corollaire de l’union monétaire. Au sein des 27, une plus forte intégration politique a la figure de l’Arlésienne. La déclaration d’Angela Merkel fait suite au pataquès créé par les juges de la cour constitutionnelle allemande qui s’en sont pris à la politique de rachat des obligations publiques de la Banque centrale européenne (BCE). La cour, logée à Karlsruhe dans le Bade-Wurtemberg depuis 1951, jouit d’un très grand crédit auprès des Allemands: elle est la garante des droits fondamentaux et des principes de l’Etat de droit dans un pays où ceux-ci ont été anéantis par les nazis. Ses jugements passent pour parole d’Evangile.  

Flou juridique

L’arrêt rendu le 5 mai met du vinaigre sur un point mal tranché dans l’ordre juridique de l’Union: la supériorité du droit européen sur les décisions des cours constitutionnelles nationales. Les traités sont restés dans le flou sur ce sujet ô combien délicat afin de ménager les susceptibilités. On vous passe les interprétations technico-juridiques. La position très souverainiste de la Cour reflète l’inquiétude des épargnants allemands. La politique de la BCE d’injections de liquidités et de taux bas, menée à la suite de la crise financière de 2008, menace leurs avoirs. Les juges ont trouvé que tout cela n’est pas très proportionné et ils demandent des explications. Potentiellement, cet arrêt pourrait gravement entraver les efforts actuels de la BCE pour sauver les économies de la zone euro, en interdisant à la banque centrale allemande de participer aux programmes de rachat d’obligations publiques.  

La première riposte est venue de la présidente de la Commission, le 10 mai. Ursula von der Leyen a gentiment rappelé aux juges de son pays d’origine que, in finec’est la cour de justice de l’Union européenne, sise à Luxembourg, qui a le dernier mot sur l’interprétation du droit européen. Elle a également menacé l’Allemagne d’une procédure d’infraction si la dispute devait s’envenimer.

La référence à Jacques Delors 

La chancelière Angela Merkel a ensuite habilement donné à cette embrouille juridico-financière une dimension politique. Devant le Bundestag, elle a évoqué l’idée de passer à une union politique plus approfondie et fait référence à Jacques Delors, ancien président de la Commission et un des concepteurs de l’euro: «une union monétaire ne suffira pas, il faut une union politique».  

Les 27 ont en effet un peu perdu de vue que l’union économique et monétaire, lancée à la fin du siècle dernier, devait faire converger les économies des états-membres, réduire les disparités entre régions. Les fonds de cohésion – auxquels la Suisse participe – n’ont pas suffi. Après la crise de la zone euro et des dettes souveraines, celle du COVID-19 risque d’aggraver les inégalités de développement.

Dit autrement, il y a une grande logique à ce que la réalisation du marché unique soit suivie d’une monnaie unique qui elle-même entraîne une gouvernance commune. Or cette gouvernance ne peut exister sans un vrai budget et une vraie volonté politique des chefs d’Etat de donner à la Commission un pouvoir d’impulsion et de réalisation.

Une ambition pour la présidence allemande

Dès le 1er juillet, Angela Merkel disposera d’une belle opportunité de monter plus concrètement ce que sa petite phrase signifiait. L’Allemagne prend la présidence de l’Union européenne. La chancelière, en fin de mandat, devrait avoir à cœur de proposer des réformes et d’attacher son nom à une avancée de l’histoire européenne. Elle contenterait ainsi enfin son sparring partner préféré, le président français Emmanuel Macron. On pourrait dire alors de l’union politique: Paris en a rêvé, Berlin l’a faite.

Une manière d’endiguer la politique de la BCE, qui donne des boutons aux juges de Karlsruhe, serait justement de permettre à la Commission d’agir à sa place pour voler au secours des pays les plus éprouvés économiquement par le COVID-19. Donc de doter celle-ci d’un budget plus conséquent lui permettant de mener une politique d’aide, de subventions plutôt que d’agir sur la dette. Le fonds de relance, en cours d’élaboration au sein des instances européennes, serait l’outil idéal pour ce changement de méthode et d’ambition. Annoncé à hauteur de 1000 milliards d’euros, il pourrait être encore augmenté.

Green New Deal, et nous et nous…  

C’est ici qu’il convient de s’intéresser à une autre petite phrase, prononcée par la présidente de la Commission. L’ancienne ministre d’Angela Merkel, Ursula von der Leyen, a précisé ses intentions post COVID-19: « Tôt ou tard, nous trouverons un vaccin contre le coronavirus. Mais il n’existe pas de vaccin contre le changement climatique. C’est pourquoi l’Europe doit dès maintenant investir dans un avenir propre.» Bruxelles s’active ainsi à la fois à lancer son fonds de relance pour aider les pays à faire face aux conséquences de la crise sanitaire sans perdre de vue l’objectif initial de la Commission annoncé lors de son entrée en fonction en décembre dernier, un Green New Deal, réorientant les soutiens européens vers la transition énergétique et le développement durable.  

Rattachés que nous sommes, nous autres Suisses, au marché unique, nous ne devrions pas perdre de vue qu’il risque de passablement évoluer. Une plus grande attention aux problèmes environnementaux sera raccord avec nos propres préoccupations. Mais de nouveaux standards, auxquels il faudra se conformer, pourraient émerger. Surtout, nous ne devrions pas zapper la dimension politique de la situation, comme nous en avons pris la fâcheuse habitude: une plus grande intégration politique au sein de l’UE, mobilisant plus de moyens financiers, aura un impact sur les relations bilatérales et le contenu de futurs accords. Pour continuer à profiter du marché des 27, et de quelques autres programmes de recherche ou de formation, il nous faudra payer plus, à l’image des membres du club, appelés à augmenter leurs contributions. Y-aura-t-il un conseiller fédéral pour prendre publiquement la mesure des récentes déclarations d’Angela Merkel et de Ursula von der Leyen, et les commenter positivement à l’intention de l’opinion publique helvétique?

Le risque de s’automarginaliser 

Dans l’approche de la relation avec l’UE, la Suisse est focalisée sur son propre calendrier interne: voter sur l’initiative de résiliation, lancée par l’UDC, en septembre, puis si l’écueil est surmonté, reprendre le dossier de l’accord-cadre, le signer, le faire adopter par le Parlement et convaincre le peuple et les cantons. On en a au minimum pour un an. Pendant ce temps, l’UE risque d’accomplir de nouveaux pas. Gare aux conséquences de notre sur-place: dans un mode post COVID, où les chaînes de production et les relations commerciales vont se redéfinir, nous devrions veiller à ne pas nous marginaliser nous-mêmes.  

*Article paru le 17 mai 2020 sur le site Bon pour la tête

Indemnisation des artistes: cessons l’épicerie comptable!

L’interdiction des grands rassemblements empêche une bonne partie du monde culturel suisse de reprendre ses activités, comme tant d’autres secteurs peuvent le faire progressivement depuis le 11 mai. Leur indemnisation est kafkaïenne. Cessons l’épicerie comptable, aidons les artistes en leur versant 4000 francs par mois tant qu’ils ne pourront pas retrouver les planches, les festivals ou les salles. *

Ils sont le sel de nos vies. Mais les artistes butent sur des procédures kafkaïennes pour être aidés, et au bout du labyrinthe ils reçoivent des montants dérisoires, une sorte d’aumône publique (comme nous le narre l’édifiante enquête de 24Heures du 15 mai). C’est si simple de renflouer une compagnie d’aviation, mais si compliqué apparemment de calculer ce que les saltimbanques «méritent» de recevoir pour leurs cachets perdus…

On aide l’aviation sans condition, car infrastructure essentielle à la reprise de nos activités commerciales, rien à redire. Pourquoi ne pas appliquer aux milieux culturels et de l’événementiel la même simplicité? Nous sont-ils moins essentiels? Qui oserait sérieusement prétendre cela?

Alors, une idée: que la Confédération verse à tous ceux qui sont désormais dans la mouise, et qui, rappelons-le, n’en sont pas le moins du monde responsables, 4000 francs par mois, tant que leurs activités ne peuvent pas reprendre (car l’interdiction des grands rassemblements n’est pas près d’être levée). En contre-partie, les bénéficiaires s’engageraient à aller se produire dans les homes pour personnes âgées, offriraient concerts, performances, animations, ou promenades aux autres grands sacrifiés de la lutte contre le COVID-19, cloîtrés de force durant deux mois.  

Une opération de solidarité contre l’adversité.

Une opération transgénérationnelle, après des semaines où l’on a opposé les âges.

Une opération de convivialité contre le confinement des esprits.

Les attentats terroristes de 2015 nous l’avaient fait percevoir: la convivialité, le plaisir d’être ensemble sur une terrasse ou dans une salle de concert étaient visés. A sa manière, la pandémie COVID-19 a le même effet. Elle empêche les rassemblements joyeux et fraternels. Et elle va jeter dans la misère toute une industrie culturelle et créative autour de laquelle, chacun selon ses goûts, nous aimons nous retrouver. N’ajoutons pas à la tragédie des morts du COVID-19 un darwinisme social cynique à l’égard des milieux culturels. 

Dans les mois à venir, pour gérer la catastrophe sociale, les pouvoirs publics vont devoir accomplir un travail fastidieux afin d’établir les dossiers, calculer les indemnités. Il va y avoir un gros engorgement, des besoins de forces supplémentaires. Pourquoi ne pas l’éviter en accordant une compensation forfaitaire de la perte de gains?  Plutôt que d’investir dans la gestion de la crise, accordons une aide directe sans chipoter. Le principe pourrait s’étendre à d’autres victimes de la crise, que notre filet social rafistolé pour faire face aux effets économiques du virus, n’a pas été en mesure de secourir convenablement. 

Essayons une fois dans ce pays de sortir de l’épicerie comptable et de nous montrer grands, généreux!  

Et que l’on ne vienne pas dire que certains pourraient en «profiter». En temps normal, c’est toute la société qui profite des artistes. Nos étés sont une suite de festivals de toutes sortes que nombre de politiciens fréquentent avec assiduité. Cet «arrosage», comme disent tous ceux qui veulent toujours que les aides soient ciblées au millimètre près, serait au demeurant un excellent stimuli pour un rebond de la croissance. Car les gens aux statuts précaires dépensent l’argent, là où d’autres ont les moyens de thésauriser. 

Par le confinement, nos autorités ont voulu éviter un surcroît de mortalité chez les personnes vulnérables. C’est l’honneur d’une société de prendre soin des plus faibles. Mais cela ne devrait pas avoir pour conséquence de laisser crever ensuite à petit feu les artistes et tous les artisans des arts du spectacle, nourriciers de nos âmes, par les ravissements ou les interrogations qu’ils sèment dans nos vies.

*Article paru sur le site Bon pour la tête le 15 mai 2020

L’Union et les mille milliards d’euros

Comme dans chaque période difficile, l’Union européenne est critiquée pour son impuissance. Pourtant, les 27 viennent de se mettre d’accord en un temps record sur un fonds de reconstruction d’une ampleur inédite. Ils sont soudés plus qu’il n’y paraît par leur marché intérieur. Et dans la géopolitique tourmentée qui nous attend, leurs divergences étalées au grand jour valent mieux que les mensonges chinois.*

Chaque nouvelle crise est l’occasion pour les détracteurs de l’Union européenne de clamer que celle-ci lui sera fatale. Le coronavirus ne fait pas exception bien que l’UE aurait déjà dû succomber à la crise financière, à la crise des migrants, à la montée du populisme et au Brexit.

Cette référence quasi constante à la crise fatale tient à plusieurs facteurs. Les plus chauds partisans de l’intégration du Vieux Continent dramatisent toujours les tensions afin d’encourager la Commission européenne et le Conseil européen à se montrer audacieux dans la résolution du problème. Ils sont certainement inspirés par la fameuse citation de Jean Monnet, l’un des pères de l’Europe, invoquée à chaque émergence d’un nœud gordien: «J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises.»

Les pourfendeurs de l’UE voient évidemment les catastrophes comme le révélateur des dysfonctionnements de la machine communautaire. Pour eux l’UE, c’est-à-dire la coopération entre Etats, ne constitue jamais le bon instrument de gestion, puisqu’ils croient dur comme fer que toute difficulté se résout mieux tout seul dans son coin, à l’abri des frontières nationales, dans une affirmation tautologique du principe de souveraineté.

Dans ce procès en impuissance, l’UE souffre de la comparaison avec ses principaux concurrents géopolitiques: les Etats-Unis et la Chine. Elle n’est pas une seule nation, puisque composée de 27 Etats, mais on lui reproche de ne pas être aussi puissante que les deux autres.

Surprise comme tout le monde par le coronavirus, l’UE n’a pas eu d’emblée l’attitude parfaite que l’on attend toujours d’elle. Elle a d’abord étalé ses hésitations et ses différences d’appréciation de la situation, avant de serrer les rangs.

De quatre ans à quatre semaines

Pourtant, comme l’observe sur Twitter Enrico Letta, ancien président du Conseil italien, il y a un gros progrès depuis la crise de 2008. Avant que Mario Draghi n’indique en 2012 que la Banque centrale européenne ferait tout ce qui est nécessaire pour sauver l’euro, l’Union avait déjà enduré quatre ans de tortures sur les marchés financiers. Cette fois-ci, il n’a fallu que quatre semaines pour qu’elle se mette en ordre de marche, et lance un fonds de reconstruction doté de 1000 milliards d’euros. Une jolie performance, même si tous les détails ne sont pas arrêtés (les précisions de la Commission sont attendues pour le 6 mai).  Il y aura encore quelques batailles sémantiques, notamment sur l’usage du mot coronabonds, dérivé des eurobonds synonymes d’une mutualisation des dettes qui fait frémir les pays du Nord. Mais cahin-caha, à coups de subventions, de prêts et d’augmentation de leur budget commun, les Européens vont arriver à agir de manière coordonnée pour relever un défi qui n’est désormais plus seulement sanitaire, mais social et économique.

Sur ce point, la commission von der Leyen vient d’accomplir un grand pas avec la création du dispositif SURE de financement du chômage partiel dans les Etats-membres, doté de 100 milliards d’euros. Jusqu’ici toute avancée de l’Europe sociale avait été bloquée par les Britanniques. La commission a aussi autorisé les pays à accorder toutes sortes d’aides d’Etat à des secteurs en difficultés, alors que ce type de soutien direct est en général prohibé au nom de la concurrence.

Le ciment du marché intérieur

Vu de Suisse, où l’on devrait voter cet automne sur la poursuite de nos liens privilégiés avec l’UE, scellés par les accords bilatéraux, il n’est pas inutile de se demander pourquoi, malgré les réticences des Néerlandais et dans une bien moindre mesure des Allemands, la raison solidaire s’est imposée aux 27.

Si l’on anticipe une récession mondiale à la suite de la pandémie, alors chaque Etat doit se soucier de la solidité de ses relations commerciales. La Chine était l’usine du monde, mais la confiance aveugle dont jouissaient ses produits bon marché est perdue. La pandémie a montré que le régime n’est pas fiable, dans la gestion des risques comme dans la communication de données.

Les relations économiques vont se tendre avec la Chine. Elles n’étaient pas au beau fixe avec l’Amérique de Trump. Les Européens vont donc beaucoup compter sur la dynamique de leur propre marché intérieur pour conjurer l’apocalyptique récession qui s’annonce. Et leur marché unique ne pourra plus être la poule aux œufs d’or si trop de pays s’enfoncent dans la crise. Une image résume ce destin commun: les Néerlandais ont besoin de consommateurs au Sud pour écouler leurs tulipes.

Mais le marché intérieur, petite mondialisation à l’échelle continentale, a développé un autre effet: la chaîne de création de valeur y joue à saute-frontières, chaque pays ayant développé ses compétences dans un certain type de produits. Ainsi une fière voiture allemande comme Mercedes n’existerait pas sans les pièces usinées en Italie. Dans ce jeu de vases-communicants qu’est le marché intérieur, aider le voisin, c’est s’aider soi-même. Par idéalisme ou par réalisme, les Européens sont condamnés à se montrer solidaires.  

Priorités légitimées 

La pandémie est survenue à un moment où l’UE cherchait à réorienter ses priorités sur la sauvegarde de l’environnement et le développement du numérique. La crise du coronavirus légitime a posteriori ces axes de développement: après la catastrophe, il n’y a plus guère de doutes sur le fait qu’il faut relocaliser un certain nombre de productions stratégiques (y compris agricole), qu’il faut encourager les circuits plus courts de distribution, et qu’il faut promouvoir des technologies numériques compatibles avec la préservation des libertés individuelles. 

L’avantage d’une gouvernance multiple

Les comparaisons économiques et démographiques des analystes géopolitiques donnent souvent l’Europe perdue d’avance, pas assez innovatrice, trop vieille. Le Covid-19 met désormais en concurrence la manière dont les puissances gèrent la crise. Par rapport à la Chine et aux Etats-Unis, la comparaison systémique avantage l’UE, malgré tous les défauts que l’on prête à sa gouvernance multiple: personne ne se demande si elle ment, les statistiques sur le nombre de morts ou de personnes contaminées sont fiables (même si pas harmonisées), les erreurs d’évaluation y sont débattues ouvertement, la doxa officielle de tel ou tel responsable politique y est d’autant plus critiquée que les citoyens ont le loisir de comparer avec ce qui se passe chez les autres pays membres.  

Dans un mélange de stratégies coordonnées et de libertés laissées aux pouvoirs de proximité (les Etats-membres mais aussi les régions), l’UE démontre en même temps son caractère profondément démocratique, et la nécessité de partager les souverainetés pour gagner en efficacité. Contre les fléaux quels qu’ils soient, les démocraties, parce qu’elles n’ont pas peur de confronter les opinions et les solutions, sont toujours mieux armées que les pouvoirs centralisés et dictatoriaux.

*Article paru sur le site Bon pour la tête le 28 avril 2020

L’Italie ne meurt jamais

La tragédie italienne suscite plus de condescendance, de Schadenfreude que d’empathie. Chronique agacée.*

Aux crises économique et politique dans lesquelles elle est engluée, l’Italie a ajouté la crise sanitaire. Pendant le week-end pascal, le pays a passé le cap des 20’000 morts, dont la moitié en Lombardie, une des régions les plus riches d’Europe et du monde.

Malgré les reportages sinistres sur les cercueils évacués par camions militaires, la tragédie a déclenché plus de condescendance que d’empathie. Plutôt que de considérer l’Italie comme un avant-poste, beaucoup ont voulu voir dans la propagation spectaculaire de la pandémie de Covid-19 un énième signe des désordres de la péninsule. Chez beaucoup de commentateurs, il y a une posture insupportable: bien sûr c’est dramatique, mais à force de ne pas se gouverner correctement et de ne pas payer leurs dettes, ne l’ont-ils pas cherchée un peu cette catastrophe, les Italiens? Le summum de l’indécence a été atteint par les Nééerlandais, refusant dans un premier temps de contribuer aux mécanismes de solidarité européenne. En Suisse, malgré la présence d’une forte communauté italienne, malgré la situation tessinoise, la Schadenfreude sévit aussi.

Première démocratie occidentale massivement confrontée au virus, l’Italie a, comme souvent, servi de laboratoire. Les autres nations, toutes aussi impréparées à l’épreuve qu’elle, ont réagi en fonction de ses premières et douloureuses expériences. Les mesures de confinement se seraient-elles aussi facilement imposées si le gouvernement transalpin n’avait pas osé, le 10 mars déjà, ce que seul un régime autoritaire comme celui de la Chine semblait être capable de décider?  

Mais pour mieux considérer le rôle de l’Italie et le discrédit dont elle est victime, imaginons que, au hasard des voyages d’affaires et des liaisons transcontinentales, la pandémie soit passée de la Chine à l’Allemagne. On y aurait vu la conséquence logique des liens qui unissent deux puissantes économies. On n’aurait pas glosé sur ces pauvres gens du Sud, incapables de faire face au virus. Rappelons donc que l’Italie figure dans le classement des dix économies les plus riches du monde, au huitième rang.

Bien sûr, dans la veine critique, les Italiens eux-mêmes ne sont pas en reste, leur capacité d’autodénigrement n’a d’égal que leur sens de la dérision, qui a nourri le succès des comédies à l’italienne. En temps normal, le débat politique y est déjà violent, marqué par une virulence populiste qui a des ramifications profondes dans le passé fasciste. Le sentiment que le système n’est pas à la hauteur des attentes des administrés et très répandu. Le Mouvement 5 étoiles en a fait son fond de commerce depuis plus de dix ans.

Reste que, de l’étranger, l’approche monobloc ne rend pas justice à la diversité des régions italiennes et aux pouvoirs de proximité. L’Italie n’est pas aussi fédéraliste que la Suisse ou l’Allemagne, mais tout ne se joue pas dans la capitale. La Lombardie et la Vénétie n’ont pas géré la crise de la même manière, ni avec les mêmes moyens. La contagion reste limitée dans le Sud.  

En poste depuis l’été dernier, le premier ministre Guiseppe Conte affronte la pandémie avec l’aplomb d’un homme ordinaire dans une situation extraordinaire. L’improbable président du Conseil connaît un regain de popularité. Il bénéficie des bons conseils du président de la République, Sergio Mattarella, qui incarne la dignité et la pérennité des institutions. Conte vient de prolonger le confinement jusqu’au 3 mai, tout en l’assouplissant un peu: les librairies peuvent réouvrir, tout comme les commerces de vêtements pour les petits enfants. Il a également nommé une commission d’experts pour le conseiller sur la manière de remettre en marche l’économie, alors que le FMI lui prédit un recul de 9 % du PIB. Autant dire l’apocalypse dans un pays à la croissance déficiente depuis de nombreuses années. 

De telles perspectives devraient susciter un sentiment d’unité nationale au sein de la classe politique, mais pas dans la Botte où les luttes partisanes sont une constante de l’histoire. Le leader de la Lega, Matteo Salvini, s’époumone sans relâche à critiquer tout ce qui est fait ou pas, et à taper sur son bouc émissaire préféré, l’Union européenne. La plupart des Italiens frémissent à l’idée qu’il aurait pu être aux commandes si sa demande d’obtenir les pleins pouvoirs, après son succès lors des élections européennes de 2019, avait abouti.

Le virus donne plus d’acuité au paradoxe italien: le monde entier aime et envie sa gastronomie, sa mode, son sens du design et son patrimoine artistique, mais le pays est perçu comme impuissant, dépassé par les événements. L’opinion publique internationale a l’habitude de se focaliser sur les bouffons qui animent sa vie politique, Silvio Berlusconi, Beppe Grillo, Matteo Salvini, pas sur la protection civile qui accomplit un boulot exemplaire aux côtés des personnels soignants. Personne ne voit l’Italie civique qui a respecté le confinement, et qui a tu l’indicible douleur de ne pas pouvoir accompagner plus de 20’000 morts dans les cimetières. 

Pourtant, les Italiens ont une capacité séculaire de rebond. Ils ont inventé la Renaissance et le Risorgimento, une manière de surmonter les épreuves et les périodes noires et de s’unir, qu’ils célèbrent d’ailleurs à la deuxième phrase de leur hymne national: Italia s’è desta (l’Italie s’est levée).

Les reportages dans les rues de Rome désertées par les touristes et les habitants témoignent de cette centralité de l’Italie dans notre imaginaire et nos références: le Colisée, comme la place Saint-Pierre ou la Place Navona et la Fontaine de Trevi sont toujours là. Et ce qui est vrai dans la justement nommée Ville éternelle se perçoit dans toutes les cités du Nord à l’extrême Sud du territoire.  Malgré les invasions, malgré les tragédies, malgré les divisions. Cette permanence historique exceptionnelle nourrit le courage de faire face à l’adversité.

Le 25 avril, pour l’anniversaire de la libération, les Italiens sont appelés à chanter Bella ciao, le chant de la Résistance, depuis leurs balcons et fenêtres. L’Italie se relève toujours. L’Italie ne meurt jamais.

*Article paru sur le site Bon pour la tête le 15 avril 2020

La politique fédérale au temps du coronavirus

La crise du coronavirus est une tragédie humaine. Et la Suisse est un pays qui a toujours eu de la difficulté à appréhender le caractère tragique de l’histoire. Non directement impliqués dans les guerres européennes et mondiales depuis deux siècles, nous nous percevons comme préservés des grandes catastrophes, sauf lorsque celles-ci sont naturelles et accueillies avec un certain fatalisme.

Dans les tiroirs, les disques durs, de nos administrations fédérale, cantonale et communale figurent toutes sortes de plans en cas de catastrophe, et même de pandémie. Ces plans ont donc été déployés progressivement. Et depuis, on gère la situation comme on gère toujours en Suisse : méticuleusement, juridiquement, avec un apparent sang froid, et l’invocation de notre sens de la responsabilité individuelle.

Or cette pandémie est tragique et collective. Dans la perception des risques et des mesures à prendre, notre fédéralisme nous a joué de mauvais tours. La Suisse alémanique a les yeux tournés vers l’Allemagne, la Suisse romande vers la France, et de manière générale, malgré la sensibilité tessinoise, ce qui se passe en Italie influence peu la politique fédérale. À Berne, il y a un défaut de prise en compte de l’ »italianità », et certainement que cela a généré des retards dans les réactions et décisions. Quand des problèmes aigus se présentent à Zurich, ils sont d’emblée perçus comme nationaux. Le temps n’est pas à la polémique, mais lorsque la pandémie sera vaincue il faudra s’interroger sur le tempo de la riposte.

L’autre caractéristique de cette crise est le retour en grâce de l’Etat. Le voici sommé de nous sauver, alors que l’orthodoxie budgétaire stricte qui est de mise chez nous a réduit considérablement les moyens des services publics. Imaginez comment on aurait pu faire face aux effets du COVID-19 avec plus de médecins, d’infirmiers et d’infirmières, de lits, de respirateurs, de masques, de gel désinfectant, mais aussi de chercheurs ! Notre angoisse serait-elle la même si on était assuré que l’hôpital le plus proche pourra nous prendre en charge rapidement à la première fièvre, à la première toux ?

Les Suisses sont parmi les humains qui paient le plus pour leur système de santé. Mais face à une crise majeure, il ne leur est plus garanti d’être soigné avec toute la diligence requise. On tombe de haut. Et cela également aura des conséquences au moment du débriefing.

Cette urgence sanitaire sans précédent déboulonne un mythe, celui de la marge de manœuvre financière de l’Etat équivalente à zéro ou à pas grand-chose. Tout le cadre qui corsète les dépenses a explosé : on va aider, soutenir à coup de milliards de francs, et on comptera après. Il sera difficile dans les années à venir, quand la politique se souciera de nouveaux projets ou besoins d’affirmer que l’on n’a pas les moyens. La crise du coronavirus a fait bouger des lignes qui semblaient infranchissables.

Le parlement, qui souhaite légitimement reprendre du service, en sera autrement plus chamboulé que par la vague verte ou violette. L’impossible ne le sera plus tout à fait.

Lorsque la cruauté tragique de la pandémie sera derrière nous, la politique suisse risque d’apparaître bien mal calibrée pour affronter autant de remises en question.

*Texte paru dans Il Caffè le 5 avril 2020

Moi qui croyais que l’on était le pays de la pharma et des medtech…

Face à la pandémie, l’Etat est sommé de nous protéger. Mais que font l’économie et la main invisible sensés répondre à tous nos besoins ? Une réflexion d’indignée… *

La crise du coronavirus agit comme un gigantesque stress test pour les choix politiques de ces dernières années et décennies.

Comme la lutte contre le réchauffement climatique, la lutte contre le Covid-19 signale le retour de l’Etat. Par Etat, on entend les entités institutionnelles, les autorités, les politiques, qui ne peuvent pas se dérober. En situation d’urgence, l’Etat est comme la police et les pompiers: il ne peut pas refuser de s’en mêler, il doit agir. Cette implication automatique, quelle que soit l’efficience de ses décisions, est ce qui distingue l’Etat, le politique, du marché.

Moins d’impôts et moins de services publics

Or, il se trouve que ces dernières décennies, c’est au marché et à la toute puissance de la main invisible que nous avons confié nos destins. Depuis les années Thatcher et Reagan, l’idée s’est formidablement instillée partout que le marché devait prendre le relais de l’Etat et des trop coûteux services publics.

Nous allons spectaculairement l’éprouver dans les semaines à venir: quand l’économie appuie sur pause, quand le système se grippe, seuls les services publics assurent sans condition les prestations vitales qui nous séparent du chaos total, de la barbarie ou de la jungle.

Je ne sais pas s’il est judicieux de parler de «guerre» pour qualifier la situation actuelle, mais observons quand même que celles et ceux qui sont «au front» sont, pour la plus grande part, les personnels des services publics: santé, sécurité, infrastructures et social. Des secteurs dans lesquels on a tailladé à l’encan sous prétexte que l’«Etat» coûtait trop cher et que les impôts qui le nourrissent étaient trop élevés. Pour favoriser l’emploi, car depuis la crise pétrolière des années 1970, le chômage s’est répandu comme une nouvelle lèpre, on a accordé aux entreprises des facilités fiscales et rogné les budgets qui financent la santé publique. Je caricature, mais à peine.

Nous en sommes donc là, la puissance publique est appelée à nous sauver, alors qu’elle est affaiblie, alors qu’elle a été rendue impuissante. Je ne parle pas spécialement de la Suisse, je pense aussi à l’Italie, l’abonnée des contraintes budgétaires. Le propos vaut pour notre petit monde occidental peu à peu converti au «moins d’Etat» thatchérien et reaganien.

Le marché devait prendre le relais. Ça serait moins cher et plus diversifié. Et cela l’a été pour certains produits ou services, ne renions pas les plaisirs consuméristes dans lesquels nous nous sommes tous plus ou moins vautrés.

Combler les pénuries

Par la magie du marché et de sa main invisible, tout devait donc être moins cher et plus diversifié. Résultat des courses ces jours-ci: il n’y a pas de masques de protection en suffisance! Alors la promesse fallacieuse de pouvoir choisir la couleur ou le style de découpe, en fonction de nos besoins, on s’en fiche.

Depuis le début de la crise du coronavirus, la main invisible semble plâtrée. Elle est incapable de répondre à la demande et de combler les pénuries

Il faut que nous prenions la mesure de cette coupable escroquerie intellectuelle, qui est devenu le mantra de nos sociétés occidentales, jusqu’à l’aveuglement.

Deux mois perdus

En deux mois de prémices, le marché a été infoutu de s’adapter, de se réorienter, et de produire ce dont nous avons urgemment besoin: du gel désinfectant, des masques de protection et des appareils respiratoires.

Dans notre Suisse, régulièrement au top des classements de la compétitivité et de l’inventivité, ce fossé entre besoins et offre confine au scandale.

Nous sommes le pays de la pharma. Nous avons vendu notre savoir-faire chimique aux quatre coins de la planète, mais personne ne semble en mesure de fabriquer en masse du gel désinfectant. Idem pour le paracétamol, qui manque lui aussi!

Nous sommes le pays des medtech, c’est-à-dire la conjugaison de nos industries de précision et de notre tradition médicale. Nous savons produire des dispositifs thérapeutiques ingénieux qui sauvent et prolongent des vies. Mais nous ne sommes pas capables d’usiner en urgence assez d’appareils respiratoires.

Réorienter la production? 

L’Etat organise, vaille que vaille, avec plus ou moins de courage (chacun peut avoir son appréciation) la gestion de la pandémie: les plans de crise sont sortis des tiroirs, adaptés et graduellement déployés. Mais nos kings de la pharma, ils sont où? Que font ces leaders de nos fleurons pharmaceutiques (dont j’ai la charité chrétienne de ne pas rappeler le montant des salaires sensés attester de leur clairvoyance)? Ont-ils pris des décisions pour ré-orienter temporairement leur production? Ai-je raté une info?  

L’Etat, notre Conseil fédéral en l’occurrence, mobilise l’armée, les cantons activent les effectifs de la protection civile. Mais quand est-ce que nos industries pharmaceutiques et medtech se mobilisent, quand se mettent-elles ensemble pour apporter leur contribution, et nous éblouir par la virtuosité de leur savoir-faire et leur conscience du bien commun?

Je sais, ici ou là, des entreprises qui fabriquaient les produits manquants se démènent pour en offrir plus. Merci à elles. Mon appel vise les autres. A quoi cela sert-il de continuer à travailler si ce n’est pas pour répondre à l’urgence du moment?

Les politiques seront jugés, mais les autres? 

Les crises sont toujours de terribles révélateurs. Les politiques qui sont au front seront, comme d’habitude, impitoyablement jugés. Selon l’issue de cette pandémie, on dira qu’ils en ont trop fait, pas assez, trop tôt, trop tard, de manière trop lourde ou trop légère.

Dans ce tribunal à venir, l’extraordinaire interdépendance des états, sera aussi convoquée à la barre. On y lira la cause de la crise ou sa solution. Ce sera aussi le moment de s’interroger sur la primauté que nous avons accordée à l’économie, et l’immense discrédit qui en a découlé pour l’Etat et les services publics.

* Cet article a commencé avec quelques réflexions indignées partagées sur les réseaux sociaux. Les réactions de mes followers sur Facebook et Twitter m’ont motivée à développer mon propos. Il est paru sur le site Bon pour la tête le 24 mars 2020


La vague verte emportera-t-elle les bilatérales ?


Le 17 mai, nous votons sur une nouvelle initiative de l’UDC dont l’acceptation aurait pour conséquence la fin des accords bilatéraux qui, depuis bientôt vingt ans, ont assuré à la Suisse croissance et prospérité. Quel sera l’impact de la mobilisation contre le réchauffement climatique sur cet enjeu? L’histoire de nos relations avec l’UE invite à la prudence: en 1992, le choix des écologistes de ne pas soutenir l’Espace économique européen a été lourd de conséquences. Analyse.

Depuis le premier vote sur les accords bilatéraux en 2000, à la faveur de referendums ou d’initiatives, c’est la dixième fois que nous allons nous exprimer sur la poursuite de la voie bilatérale le 17 mai prochain.
Il vaut la peine de retracer l’histoire de cette option, proposée le 6 décembre 1992 par Christoph Blocher lui-même au soir du refus de l’Espace économique européen (EEE). Les nouvelles générations de grévistes du climat qui sont descendues l’an dernier dans la rue la connaissent mal. Sommé d’indiquer ce que le Conseil fédéral devrait faire pour aménager nos relations avec l’Union européenne (UE), le tribun UDC avait alors recommandé la négociation «d’accords bilatéraux».

Convaincre l’UE de discuter avec nous seulement – et pas via l’Association européenne de libre-échange (AELE) comme cela avait été le cas pour l’EEE – ne fut pas une mince affaire. L’UE finit par y consentir en imaginant que cette phase «sur mesure» avec les Helvètes constituerait une préparation à l’adhésion. Signés en 1999, les accords bilatéraux I furent acceptés le 21 mai 2000 par 67% des votants. Cette large approbation mettait fin à la période de stagnation de l’économie suisse, qui avait suivi le refus de l’EEE.

Par la suite, l’amplitude du soutien à la voie bilatérale a varié de 53% (scrutin sur les fonds de cohésion pour les pays de l’Est, en novembre 2006) à 74 % (refus de l’initiative Ecopop, en novembre 2014). De manière récurrente, les sondages mesurant l’envie des Suisses d’en finir avec la libre-circulation des personnes, comme le propose l’initiative de l’UDC appelée cette fois-ci «de limitation» par ses partisans mais «de résiliation» par ses opposants, suscite le rejet à hauteur de plus de 60%.

Le couac de 2014

Seul couac dans cette succession de confirmation de la voie bilatérale, le 9 février 2014, une courte majorité du peuple, 50,3% des votants (comme en 1992) disaient oui à l’initiative dite «contre l’immigration de masse».

Morale de cette histoire, les Suisses sont attachés à la voie bilatérale (qui leur évite de se poser la question de l’adhésion à l’UE), mais un accident reste toujours possible. Différents facteurs peuvent faire basculer une votation: un engagement mollasson du Conseil fédéral ou des partis, un contexte géopolitique particulier, les millions de francs investis dans la propagande de l’UDC par le clan Blocher (dans une totale opacité), une mobilisation faible et pavlovienne des partisans des accords bilatéraux.

Karin Keller-Sutter bien seule

Qu’en est-il en ce début 2020? En charge du dossier de la migration comme cheffe du Département de justice et police, Karin Keller-Sutter (PLR) est montée au front, avec la détermination qu’on lui connaît, mais bien seule. A la tête du Département de l’économie, de la formation et de la recherche, Guy Parmelin ne semble pas prêt à mouiller collégialement le maillot, et à affronter son parti qui a lancé cet énième texte attaquant la voie bilatérale que les milieux économiques veulent quasi unanimement préserver.

Troisième ministre théoriquement en première ligne comme chef du Département des affaires étrangères, Ignazio Cassis, lui aussi PLR, peine à plaider la cause européenne avec conviction. KKS peut toutefois compter sur la présidente de la Confédération. Simonetta Sommarugua a vécu la débâcle de 2014, et en a tiré les leçons: il n’y aura pas de plan B, une acceptation de l’initiative serait un saut dans l’inconnu, elle obligerait le gouvernement à repartir de zéro pour négocier avec l’UE. La socialiste n’a aucune envie de gérer le chaos qu’entraînerait un Swissxit.

Pour ce qui est du contexte qui va influencer la campagne, il n’augure pas d’une promenade de santé. Une grosse couche de paranoïa entourant l’épidémie de coronavirus pourrait accréditer l’idée que la fermeture des frontières est la panacée universelle.

La mondialisation, c’est mal 

Et puis, il y a les inconnues de la vague verte, qui a tellement influencé le résultat des élections fédérales l’automne dernier. Qu’a-t-on entendu depuis une année? Une légitime préoccupation sur les effets du réchauffement climatique, mais aussi une vision parfois simpliste des causes qui l’ont provoqué. Pour beaucoup d’activistes, la mondialisation, c’est mal, et le libre-échange (c’est-à-dire la circulation facilitée des marchandises entre les différentes régions de la planète), c’est le mal absolu. Circuits courts et produits de proximité sont érigés en vertueux impératifs. A cette aune-là, la libre-circulation des personnes se voit assimilée à un dérivé de la mondialisation honnie, une sorte de synonyme européen des comportements à combattre.

En 1992 ou en 2014, le résultat s’était joué dans un mouchoir de poche. A 10 000 voix près, la majorité du peuple basculait du côté de l’EEE ou rejetait l’initiative contre l’immigration de masse. En 1992, la majorité des cantons aurait peut-être manqué, mais la dynamique politico-diplomatique aurait été tout autre. Après le 9 février 2014, la Suisse se serait évité retard et complications dans les négociations de l’accord-cadre avec l’UE.

En 1992, les Verts étaient anti-européens

Or, en 1992, les écologistes suisses avaient préconisé le refus de l’EEE (les sections romandes et bâloises recommandant le oui). Depuis, le parti s’est clairement rallié aux Verts européens et à leurs idéaux. Mais, les grévistes du climat, les jeunes rebelles qui pensent que nous courons tout droit et sans alternative vers l’extinction de la vie sur terre, que pensent-ils des accords bilatéraux, cet édifice complexe et terriblement institutionnel? Sont-ils attachés aux libertés de mouvement et d’établissement que ces textes garantissent aux Suisses et aux Européens? Ou bien cette cause leur est-elle indifférente? Le pacte vert européen, proposé par la nouvelle commission von der Leyen, les fait-il bailler ou suscite-t-il en eux l’espoir d’une coordination continentale efficace contre les effets du réchauffement? Vont-ils se mobiliser pour la libre-circulation des personnes qui a permis aux jeunes générations de profiter des programmes Erasmus et de disposer d’amis aux quatre coins du continent? Ou vont-ils renforcer le camp national-populiste de l’UDC?

L’emprise étrangère sur notre sol et nos paysages

Chaque fois que la voie bilatérale a été attaquée, les milieux économiques ont fait campagne sur les conséquences dommageables sur l’emploi et la prospérité. Cet argumentaire rationnel peut-il convaincre celles et ceux qui remettent en question la croissance et les dérives de la mondialisation? La libre-circulation des personnes a aussi une dimension humaniste, c’est une liberté fondamentale que les membres de l’UE partagent avec nous, et qui nous offre de réelles facilités de déplacement et d’établissement. Encore faut-il considérer ces perspectives comme une chance et un progrès dans l’histoire des humains.

Car, il faut s’en souvenir, à chaque fois que les Suisses ont eu à se prononcer sur l’immigration, des initiatives Schwarzenbach à celles de l’UDC, le discours sur le péril que ferait courir «l’emprise étrangère» sur notre environnement, notre sol et nos paysages, a gagné en vigueur. Ce cocktail est vénéneux qui nourrit l’illusion que la Suisse se porterait mieux en se coupant du monde. Il a un potentiel pouvoir de séduction sur celles et ceux que les dérèglements actuels font paniquer.

Pour les tenants de la voie bilatérale, malgré l’expérience engrangée depuis vingt ans, l’échéance du 17 mai n’est vraiment pas gagnée d’avance.

Article paru le 10 mars sur le site Bon pour la tête

L’heure de vérité pour les sardines


Dimanche 26 janvier se tiennent en Emilie-Romagne des élections régionales que Salvini espère remporter pour déstabiliser l’actuel gouvernement italien. Le mouvement des sardines s’est justement créé pour faire barrage aux idées populistes du leader de la Ligue. Les 3,5 millions d’électeurs de ce qui fut longtemps un fief historique de gauche vont arbitrer ce duel idéologique.

Que peut-on obtenir en occupant pacifiquement la rue, sans débordements, sans heurts avec la police, sans critiquer le gouvernement, simplement en brandissant des poissons colorés en carton et en revendiquant le respect des valeurs antifascistes inscrites dans la Constitution nationale?

Telle est la question qui se posent aux dizaines de milliers de sardines qui, depuis la mi-novembre, ont envahi les places italiennes, d’abord à Bologne, capitale de l’Emilie-Romagne, ensuite dans toute la région, dans toute la péninsule et même dans certaines villes européennes, comme Bruxelles ou Paris.


Cette question de la méthode est intéressante: est-il possible de provoquer un changement d’état d’esprit sans brandir des slogans d’un parti ou d’une cause, et sans se fédérer derrière un leader charismatique?

Partout dans le monde, les mobilisations contre le réchauffement climatique oscillent entre le défilé bon enfant et des épisodes de désobéissance civile qui pourraient basculer vers une radicalité plus inquiétante; en France, depuis plus d’un an, les gilets jaunes se sont laissés entraîner dans des actions de protestation de plus en plus violentes, et depuis deux mois, les syndicats n’hésitent pas à bloquer avec leur grève le système de transports publics (ce qui, notons-le, va à l’encontre des objectifs de réduction des émissions de CO2).

Passé violent 

L’Italie a un lourd passé de violence dans l’espace public: il y eut d’abord celles ourdies par les premiers fascistes et qui les amenèrent au pouvoir dès 1923, pour 20 ans; celles ensuite des Brigades rouges et des terroristes d’extrême-droite qui s’échelonnèrent dès 1969 jusque dans la décennie 1980. Plus de 12 000 attentats furent commis pendant ces «années de plomb», dans un pays dont les rues sont régulièrement, quoique plus localement, ensanglantées par la barbarie des mafias. 

Avec l’émergence de la Ligue puis du Mouvement 5 étoiles, l’Italie est passée de la violence physique sporadique des terroristes de gauche et de droite à une violence verbale continue, désormais amplifiée par les réseaux sociaux. Cette rhétorique de la haine et du bouc-émissaire est dirigée contre les migrants, contre l’Union européenne, contre la classe politique incapable, contre la gauche, contre les ONG, dans le total mépris des règles de bienséance minimale du débat démocratique. 

Le temps de l’écoeurement

Il y a moins de 3 mois que le mouvement des sardines s’est créé à Bologne, provoqué par le ras-le-bol, l’écoeurement, contre ces discours de détestation, pour le respect des valeurs d’accueil et de tolérance.

La mobilisation se tient sur les places, au cœur des villes. Pas de défilé et pas de récupération politicienne. C’est une flash mob qui devait réunir quelques potes et qui devient une marée humaine, débordant dans d’autres cités sans échéances électorales proches.

Les participants aux rencontres de sardines sont surpris de se découvrir si nombreux. En plein hiver, et même sous la pluie, ils assènent une tranquille démonstration dans un pays gavé de campagnes politiques permanentes via les télévisions et les réseaux sociaux: la politique doit se faire sur le terrain, avec les gens, et pas avec des clans. Ils affichent une morale antifasciste alors que l’Italie s’est gentiment habituée ces dernières années au retour des idées fascistes, malgré l’interdiction figurant dans la Constitution de recréer un parti les revendiquant.

Politiquement, les petits poissons multicolores n’ont jusqu’ici exprimé qu’un seul vœu: barrer la route à Matteo Salvini. Après avoir réussi à placer l’une de ses candidates à la tête du gouvernement de l’Ombrie en octobre, «Il Capitano» veut ravir un autre fief historique de gauche du centre de la péninsule, l’Emilie-Romagne.

Le 26 janvier, le président de région sortant, Stefano Bonaccini du Parti démocrate (PD) affronte la sénatrice de la Ligue Lucia Borgonzoni. Depuis le début de la campagne, les sondages les donnent au coude-à-coude dans les intentions de vote, bien que Bonaccini affiche un bon bilan et que Borgonzoni passe pour effacée aux côtés de l’omniprésent Salvini.

Un lent basculement vers la droite

L’ancien Ministre de l’intérieur, redevenu simple sénateur depuis son putsch avorté de l’été dernier contre le gouvernement auquel il appartenait, n’a pas mis toutes ses forces dans cette bataille régionale par hasard: l’an dernier son parti est arrivé en tête dans ce bastion rouge lors des élections européennes avec 33,7% devant le PD. En l’espace de 5 ans, la région, historiquement acquise à la gauche, a basculé vers la droite accordant de plus en plus de voix à la Lega. Le scrutin se jouera en un tour, à la majorité relative: gagnera celui qui sera devant, même de peu, même sans avoir passé la barre des 50%.

Le sort du gouvernement Conte bis

Appelant à faire barrage à Salvini et à ses discours de haine, les jeunes leaders des sardines n’ont pas donné de consigne de vote, même si beaucoup de commentateurs ou de partisans de la Lega les soupçonnent de rouler pour le PD, ou d’avoir été guidés par l’homme politique le plus prestigieux de la région, Romano Prodi, 80 ans, ancien Premier ministre et ancien Président de la Commission européenne. Sur les réseaux sociaux, où le mouvement des sardines n’a pas tardé à monter en force, on s’interroge également: ces jeunes prétendus idéalistes, en s’opposant à Salvini, ne font-ils pas que servir la soupe au gouvernement Conte bis, hasardeux alliage des 5 étoiles et du PD?

Une victoire de Salvini dimanche en Emilie-Romagne aurait un fort retentissement. Elle démontrerait que les gentilles sardines ne sont pas l’émanation d’une majorité silencieuse des Italiens raisonnables, ou alors qu’elles s’y sont prises beaucoup trop tard pour contester l’aura du leader populiste, lentement construite depuis 10 ans. Mais l’élection de la sénatrice léghiste ne créerait aucun automatisme entraînant la chute du gouvernement: tant que Giuseppe Conte dispose d’une majorité dans les deux chambres du parlement, il peut gouverner tranquille (et narguer Salvini, son ex-mentor); tant que les parlementaires qui font sécession (du PD ou des 5 étoiles) lui restent attachés, le Premier ministre ne craint pas grand-chose. A Rome, personne n’est enchanté par ce drôle de mariage, mais les politiciens en place savent qu’ils risquent de perdre leur fauteuil en cas d’élections anticipées, lors desquelles les sondages donnent toujours la Ligue en tête.

En cas de défaite de Salvini dimanche, «Il Capitano» pourra toujours prétendre que sa candidate n’était pas adéquate, elle avait déjà échoué à conquérir la Municipalité de Bologne il y a quelques années. Il pourra aussi faire de mauvais jeux de mots sur ces têtes de lard (de mortadelle en l’occurrence) que sont les Romagnoles, bien qu’il se soit fait photographier pendant la campagne embrassant des charcuteries, qui ont valu à la région une réputation mondiale.  

Comment continuer? 

Pour les sardines, la victoire serait d’abord éclatante, puis elle sonnerait vite comme un défi: comment continuer? Peut-on rentrer à la maison alors que désormais la perspective utopique d’enrayer définitivement la conquête du pouvoir par Salvini est devenue une probabilité réaliste? comment pourra-t-on maintenir cet engouement populaire pour les valeurs de l’antifascisme? pourra-t-on éviter de se rallier à un leader politique? Avec la victoire arrive toujours de nouvelles responsabilités.

Mais dans une Italie minée par les surenchères politiciennes sans effet sur le niveau de vie des plus précaires ou le taux de chômage des jeunes, dans une Europe pas entièrement rassurée sur l’inéluctable déclin des populistes (malgré leur défaite aux élections européennes de l’an dernier), les sympathiques sardines auront prouvé qu’il y a de l’espoir, à peu de frais, sans trop de chichi, à condition de voter avec ses pieds, c’est-à-dire de sortir un soir dans la rue, de rejoindre une place emblématique, de faire nombre et d’affirmer sans vociférer ni s’énerver que les fauteurs de haine n’auront jamais le dernier mot.

Article paru sur le site Bon pour la tête le 23 janvier 2020