L’avènement de Trump et l’humilité du sismologue

Première leçon du jour : gardons nous de croire que le monde est prédictible ! Ce qui est valable pour les instituts de sondage l’est certainement aussi pour les algorithmes (qui déploient une emprise croissante sur nos choix et nos vies quotidiennes).

On voit déjà poindre la critique « contre les médias bien pensants, politiquement corrects, qui n’ont pas voulu voir la désespérance d’une partie des Américains et n’ont pas cru une victoire de Donald Trump possible ».

Si les médias se sont trompés, ils sont en bonne compagnie ou du moins, ils ont été bien aidés. Par les instituts de sondage, on l’a dit, qui laissaient peu de place au doute. Mais aussi par une bonne partie de l’establishment républicain qui a pris ses distances avec le candidat outrancier. Pour ne pas parler des marchés qui anticipaient une victoire de Clinton. Et des experts qui font métier de décrypter les choses étatsuniennes.

Pour ce qui concerne la responsabilité des journalistes, rien ne remplacera jamais la pratique du terrain et l’analyse « objective ».  Concernant les vertus du reportage, j’en ai personnellement lu/vu des dizaines qui montraient, de longue date, une Amérique coupée en deux. Quant à l’analyse « objective », c’est-à-dire établie avec un minimum d’honnêteté intellectuelle,  je suis aux regrets de dire qu’elle n’est guère prisée. Les rédactions vivent sous pression, ce qui compte désormais n’est pas la qualité de la mise en perspective, mais la rapidité : il faut être le premier à dire ce qui va se passer.  Et dans le brouhaha des clics et des réseaux sociaux, l’exposé d’une analyse divergente est soit risquée (il faut du courage pour aller à contre le courant), soit inaudible.

Il se trouve que cet été, j’ai voyagé le long de la côte Est : New York, Washington, Boston. Un indice nous a surpris : dans toutes les conversations que nous captions entre Américains, nous n’avons entendu que des gens qui annonçaient vouloir voter Trump. Etrange dans des villes qui passent pour acquises aux Démocrates.

Au Forum de la Haute Horlogerie (auquel j’ai assisté ce matin *),  l’universitaire français Eric Branaa racontait qu’il a commencé à sentir le vent tourner la nuit dernière quand les états promis à Hillary Clinton comme la Virginie de son vice-président Pence et la Caroline du Nord de l’actuel Jo Biden sont tombés dans l’escarcelle de Trump.

Je suis rentrée des Etats-Unis en pensant qu’il serait opportun de se poser la question de la fiabilité des sondages, donnant Trump invariablement perdant… Se pourrait-il que, comme cela s’est vu en Suisse, le vote protestataire soit sous-estimé par la méthodologie employée pour rendre les enquêtes d’opinion « représentatives » ?

Venons en au fond. Donald Trump sera président. La démocratie a parlé, et il faut respecter le verdict des urnes, à défaut de le partager. En Suisse, on ne connaît que trop bien la froideur de ce couperet.  La messe est dite ? Pas vraiment. Quel est le programme de M. Trump ? On ne le sait pas précisément. C’est à partir de là qu’il faut espérer que tous ceux qui se félicitent bruyamment de ce « choix démocratique » se souviendront de ce qu’est la démocratie, toute la démocratie, c’est-à-dire aussi le respect de la/les minorité(s), et l’existence de contre-pouvoirs.

Selon Eric Branaa, le nouveau président doit nommer d’ici janvier quelques 1200 personnes qui constitueront l’ossature de son administration. Qui Trump va-t-il choisir ? Sa famille ? Des proches ? Des Républicains ? Des Démocrates ? Des représentants de la société civile ?

Tout est ouvert. Le même expert rappelait que l’entrepreneur immobilier avait prévenu : « les programmes c’est juste pour les campagnes ».

A partir de là, on peut extrapoler. Si Trump s’occupe de restaurer le pouvoir d’achat des classes moyennes américaines laminé par la crise de 2008, alors ce 9 novembre entrera dans la catégorie des bonnes journées historiques.

Mais les Républicains le suivront-ils dans son intention de restaurer les barrières douanières ? Bouteille à encre.  Son rôle sera-t-il d’amuser la galerie, comme un bon papy de la Nation, pendant que les Républicains reprendront les rênes ?

Il paraît que nous sommes entrés dans un monde post-factuel, où les faits, la vérité, ne comptent pas. Je ne suis pas sûr qu’il faille abdiquer par KO la défense des faits avérés. Mais il faudra certainement mieux l’expliciter. La défense des valeurs humanistes devient un beau challenge pour l’Europe, en panne de projets et de crédibilité sur la scène internationale.

Sinon que signifie vraiment un monde post-factuel ? Que seul le discours, les rodomontades, intéresseraient les gens ? J’ai un doute, je pense qu’un porte-monnaie bien garni est aussi nécessaire que des fiertés identitaires et du soulagement souverainiste.

Je pense que la réinstauration des frontières ou des barrières douanières ne tiendront guère devant une économie qui a appris à s’en jouer, technologiquement et fiscalement.

Un point encore à préciser : outre la critique des médias, celle des élites politiques est à son comble. Elle me paraît très unilatérale. Oui, il faut fustiger la caste qui, en France, en Italie ou ailleurs, se répartit les prébendes du pouvoir d’une alternance à l’autre, les trains de vie royaux de certains politiques dans les Palais de la République, ou la main mise de familles ou de clans, cette prétention au pouvoir héréditaire d’un autre âge. Mais la faillite morale ces élites politiques n’est pas grand chose à coté de celle des élites économiques, surtout financières, qui sont à l’origine de la crise de 2008. Lehmann Brothers, que je sache, n’était pas un parti politique.

Vingt-sept ans après la chute du Mur de Berlin, l’avènement de Donal Trump constitue un tremblement de terre à côté duquel le Brexit n’était qu’une petite secousse.

Il se trouve que séjournant récemment dans le centre de l’Italie, j’ai éprouvé en vrai un tremblement de terre. D’abord il y a un bruit effrayant, puis tout tremble et cela dure, dure, dure, … le plus angoissant est de ne pas savoir si c’est fini, si les choses vont rentrer dans l’ordre ou si cela va continuer. Les sismologues se disent impuissants à prédire l’avenir. Ils font preuve d’une très factuelle humilité qui devrait peut-être inspirer d’autres métiers.

* d’autres points sont consignés sur mon fil twitter @chantaltauxe

  • publiés le 9 novembre sur le site de L’Hebdo