Des sardines en novembre

Contre Salvini, des foules d’Italiens se massent sur les places des villes italiennes, exprimant un refus des dérives populistes. Après le regain fasciste, l’anti-fascisme est enfin de retour. *

En matière de terminologie politique, les Italiens ont un vrai don pour l’innovation. Il y a eu par exemple la marguerite, l’olivier, les 5 étoiles, allez l’Italie (Forza Italia), et voici désormais les «sardines». Ce nouveau mouvement est né à Bologne le 14 novembre dernier.

Au départ, il s’agissait d’une mobilisation lancée par 4 jeunes trentenaires contre Matteo Salvini, en campagne pour conquérir lors des prochaines élections régionales ce fief de gauche qu’est l’Emilie-Romagne. Mais comme dans la parabole biblique de la multiplication des pains, les poissons se sont vite répandus dans d’autres villes: à Modène, à Parme, à Rimini, puis à Palerme, et même à Perugia, capitale de l’Ombrie, autre fief rouge tombé dans les mains du leader populiste il y a un mois.

L’appellation « sardine » ne vient pas seulement des foules compactes qui ont envahi les places, elle résume le programme des manifestants:

S pour solidarietà (solidarité)

A pour accoglienza (accueil)

R pour rispetto (respect)

D pour diritti (droits)

I pour inclusione (inclusion)

N pour non violenza (non violence)

A pour antifascismo (antifascisme)

 

Le bréviaire est moral, à l’opposé des gilets jaunes français. Leader malgré lui du mouvement, Mattia Santori le définit comme des «anticorps au populisme» de Salvini. Il incarne une majorité silencieuse qui ne se reconnaît pas dans les discours de rejet, de haine, de racisme et d’invectives du patron de la Ligue. Il était temps.

Le jeune homme aux convictions écologistes – il travaille comme analyste dans une entreprise active dans la recherche énergétique – se défend de vouloir jouer un rôle politique et de suivre le chemin des 5 étoiles: en 2007 à Bologne également avait eu lieu le premier V-Day de Beppe Grillo, une action de protestation contre les errances de la politique italienne, qui elle aussi eu un effet viral dans toutes les cités du pays. Nous sommes 12 ans plus tard, et le mouvement 5 étoiles, qui se voulait anti-système, a pris possession du Palazzo Chigi à Rome, siège de la présidence du Conseil…

Mattia Santori livre un raccourci saisissant de l’histoire transalpine récente: «pour arriver au pouvoir, Berlusconi a bénéficié de ses télévisions, Salvini et les 5 étoiles des réseaux sociaux, il est maintenant temps que les gens se retrouvent dans la rue, sur les places, et fassent marcher leur cerveau. Nous sommes une génération qui sait reconnaître les mensonges de la vérité.»

Quoi qu’il en soit, les sardines signalent une Italie pas aussi résignée à se livrer tôt ou tard à Salvini qu’on aurait pu le croire. La gauche, tout occupée à se diviser entre la nouvelle formation de Matteo Renzi, ItaliaViva, et le PD (parti démocrate) actuellement au pouvoir avec le mouvement 5 étoiles, ferait bien d’en prendre la mesure.  Si les discours autoritaires et fascistes ont retrouvé une audience stupéfiante dans la péninsule, alors les valeurs antifascistes, qui ont fondé la République après guerre, peuvent elles aussi reprendre du service et inspirer un programme politique rassembleur.

*Article paru le 28 novembre 2019 sur le site Bonpourlatête:    https://bonpourlatete.com/chroniques/des-sardines-en-novembre

 

Salvini ou l’illusion des réseaux sociaux

Matteo Salvini est une sorte de brise-glace dans l’usage des réseaux sociaux. Le leader de la Ligue a plus de followers que les autres politiciens européens, et il vient d’expérimenter Tik Tok pour diffuser auprès du jeune public ses messages.

Manque de chance, cette innovation a été mal perçue par les utilisateurs de l’application qui se sont rebellés contre sa présence. Car telle est la dure loi des réseaux sociaux, sous l’illusion qu’ils connectent tout le monde à tout le monde, ils créent des bulles, des cocons, et n’importe qui n’est pas le bienvenu dans ce type d’espace protégé.

En Italie comme ailleurs, les réseaux sociaux offrent aux politiciens le plaisir vénéneux de croire qu’ils peuvent se passer des médias et des journalistes, pour parler directement au public sans filtre et sans contradicteurs.

Les premiers effets de cette stratégie leur donnent raison : le Brexit a trouvé une majorité tout comme Donald Trump, le tweeteur le plus frénétique de notre époque. Sauf que l’histoire n’est jamais définitivement écrite, mais se poursuit. Les manipulations derrières ces succès sont désormais connues. Il existe de véritables usines à propagande qui vendent leurs services par appât du gain ou par volonté de déstabiliser un pays.

Or, s’il est une chose que les citoyens n’aiment pas, c’est être manipulés et avoir le sentiment que l’on se moque d’eux. Sur la longue durée, ils veulent des résultats concrets, convaincants. L’amplification des belles paroles et des promesses qu’apportent les réseaux sociaux ne change pas cette finalité de la démocratie : apporter une amélioration de la situation au plus grand nombre.

Il est un autre principe de la démocratie qu’il est vain de vouloir contourner : le débat a besoin de contradictions, donc de contradicteurs. Ceux qui croient pouvoir se passer des journalistes, contradicteurs par métier, sont de mauvais politiciens qui redoutent de devoir convaincre, parce qu’ils savent que leurs arguments sont faibles, leurs convictions peu étayées, et que leur seul moteur est la soif de pouvoir.

Car la contradiction, aussi agaçante soit-elle, a de grandes vertus : elle oblige à mettre les choses en perspectives, à faire des liens, à douter et à prouver. Autant de qualités qui ont fait défaut à Matteo Salvini l’été dernier. Installé dans sa bulle, il a cru pouvoir s’imposer au gouvernement. On connaît la suite.

Avec sa démocratie directe, la Suisse aurait tort de se croire immunisée contre les dérives des réseaux sociaux. Sa légendaire opacité dans le financement des partis la rend même particulièrement vulnérable aux manipulations. Mais les récentes élections fédérales ont démontré une chose : si l’usage des réseaux sociaux par nos politiciens est devenu commun, ce sont bien les manifestations de rue qui ont été déterminantes pour amener dans les urnes un nouvel électorat, plus jeune, plus féministe. La bataille des idées et la mobilisation se sont exprimées à l’air libre, pas seulement derrière les claviers. La politique reste un art du contact et du réel.

 

 

 

 

La vague souverainiste ne sera peut-être pas celle que l’on croit

Les populistes sont annoncés vainqueurs le 26 mai prochain. Décortiquons cette prophétie autoréalisatrice. Les résultats promettent d’être un peu plus complexes.

La vague populiste emportera-t-elle le Parlement européen ? Ce serait une drôle de manière de fêter les 40 ans de son élection au suffrage universel. On devrait avoir la réponse à la grande interrogation de l’année d’ici deux petites semaines.

En attendant déconstruisons un peu ce grand fantasme. Tout d’abord « populiste » est un mot fourre-tout qui recouvre toutes sortes de partis différents dont le seul point commun et la critique envers Bruxelles. Et encore : l’Europe n’a pas l’exclusivité du populisme, la preuve par l’Américain Trump et le Brésilien Bolsonaro. Le populisme est surtout une méthode pour parvenir au pouvoir.

Même s’ils prisent les conférences de presse communes et les photos de famille, les populistes ont rarement les mêmes intérêts. Prenez la question des migrants, leur thème fétiche : l’Italien Salvini veut qu’ils s’installent ailleurs dans l’Union, son ami hongrois Orban ne veut pas en accueillir un seul. Quant au chancelier autrichien Kurz, il tire à boulets rouges sur la dette italienne, qui s’envole depuis que le Mouvement 5 étoiles et la Lega dirigent le gouvernement.

On peut donc parier que s’ils parvenaient nombreux dans les travées du Parlement, les populistes peineraient à réorienter concrètement la politique européenne. Leur pouvoir de nuisance risque d’imploser dans leurs divergences.

L’hémicycle de Strasbourg, justement. Au fil des traités, il a certes gagné en importance. Mais ce n’est pas lui qui a le plus de poids dans la machinerie communautaire, ni même la Commission toujours pointée du doigt comme trop dominatrice, c’est le Conseil européen, l’institution qui regroupe les chefs d’Etat et de gouvernement, qui détient le vrai pouvoir.

Depuis la crise financière de 2008, dans la foulée des multiples plans de sauvetage de l’euro, le Conseil européen s’est imposé comme l’organe dirigeant l’UE. On est là au cœur du problème : par analogie avec ce qui se passe dans les pays, on désigne la Commission comme l’exécutif et on lui prête la capacité à décider et à imposer d’un chef de gouvernement. Or, la Commission ne peut dicter sa loi aux 27 chefs d’Etat et de gouvernement qui composent le Conseil européen. Ecueil supplémentaire, sur tous les sujets chauds, le Conseil décide à l’unanimité, autant dire que la paralysie est inscrite dans les traités. Pour bouger, le Conseil devrait voter selon la règle de la majorité, mais cette réforme, maintes fois évoquée pour développer l’efficience de l’UE, reste dans les tiroirs.

Tel est le paradoxe des élections européennes de 2019 : le souverainisme devrait y triompher, alors qu’il paralyse déjà l’UE depuis une décennie. Depuis la crise financière, l’UE est parvenue à sauver ce qui existait (l’euro), mais n’a guère trouvé les moyens de développer ce qu’il faudrait (des politiques communes en matière sociale, budgétaire, fiscale, environnementale,…).

La victoire des populistes aux élections européennes tient autant de la prophétie autoréalisatrice que du réflexe pavlovien : il y a eu des vagues nationalistes dans les états, donc il y en aura une au niveau européen. Selon les sondages, le vote du 26 mai se caractérise par de fortes incertitudes :

  • Le taux de participation : il y a cinq ans, plus d’un électeur sur deux ne s’était pas exprimé. Les campagnes de mobilisation citoyenne, lancées par Bruxelles, auront-elles un effet ?
  • L’implosion des partis politiques traditionnels. Dans de grands pays comme l’Italie ou la France, pourvoyeurs de grosses députations, les citoyens, ont perdu leurs repères traditionnels, à gauche comme à droite. Pour qui vont-ils glisser un bulletin dans l’urne cette fois-ci ? En Italie, le parti en tête des intentions de vote est celui des « sans opinion », suivi par La Lega de Salvini. En France, la République en marche va-t-elle rééditer ses succès de 2017 ?
  • L’angoisse climatique. Quel sera l’impact des manifestations contre le réchauffement climatique, un enjeu qui oblige à imaginer des solutions supranationales ? Vont-elles amener aux urnes les jeunes générations ? Vont-elles profiter aux partis écologistes ?

Le contexte géopolitique est particulièrement troublé. Ce mois de mai 2019 est le premier vote des autres Européens depuis le Brexit. Les mésaventures des Britanniques depuis 2016 ont renforcé le sentiment d’appartenance à l’UE dans tous les pays membres. Les rodomontades russes et américaines, de même que l’affirmation de la toute puissance chinoise, ont-elles soudé plus encore les Européens ou ne fortifient-elles qu’un sentiment de déclin inéluctable qu’exploitent les populistes ? Les élections européennes seront-elles une addition de scrutins nationaux ou l’expression d’une volonté continentale ?

L’obsession souverainiste est peut-être la chose la mieux partagée par les anti et les pro-européens. La divergence ne porte que sur l’échelle d’exercice du pouvoir : à l’intérieur de frontières obsolètes ou par-dessus.

 

Article paru sur le site de Bon pour la tête le 14 mai 2019:

https://bonpourlatete.com/actuel/la-vague-souverainiste-lors-des-elections-europeennes-ne-sera-peut-etre-pas-celle-que-l-on-croit