Taxes douanières de Trump: quelques réflexions

Douche trumpienne glaciale pour notre fête nationale suisse. Je pourrais dire que l’unilatéralisme et les coups de force de Trump font apparaître les négociations entre la Suisse et l’Union européenne comme d’aimables échanges entre gentlemen. Mais il y a des jours où on aurait adoré avoir tort, et je ne me réjouis pas des calamités à venir: le franc fort et 39% de taxes douanières, cela va être tellement ravageur pour notre économie d’exportation, que je peine à trouver la leçon intéressante.

Comme la guerre russe en Ukraine, cette guerre commerciale hors du commun déclenchée par les États-Unis * devrait conduire la Suisse à repenser sa position géopolitique et à mettre à jour ses réflexions stratégique. Le Conseil fédéral serait bien inspiré de lancer un vaste débat avec les partis, les milieux économiques ET le monde académique, et les think tanks qui gravitent autour de lancer Genève internationale (il faut noter qu’à cause du même Ubu Roi de la Maison Blanche, les périls sur la Genève internationale sont aussi colossaux).

Jusqu’ici, le monde politique suisse n’a tiré aucun aggiornamento des crises qui se sont succédées. Rien après la crise des fonds en déshérence, rien après la chute brutale du secret bancaire, si peu après la crise financière de 2008, rien après l’agression russe contre l’Ukraine… On ne va pas pouvoir cette fois encore la jouer « business as usual ». Il va falloir oser une réflexion POLITIQUE sur l’avenir de la Suisse.

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C’est le moment de se souvenir que les États-Unis représentent 13% du commerce mondial – et que donc l’OMC pourrait renaître malgré eux.

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A propos des taxes douanières, il faut bien écrire que ce sont les « États-Unis » qui nous les imposent parce que la responsabilité des Republicains et des Démocrates, comme celle des tribunaux ou des milieux d’affaires qui laissent Trump faire n’importe quoi me paraît écrasante. Le check and balance, mon œil… ou plutôt ça a bien endormi le monde cette idée que les excès seraient « naturellement » corrigés.

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En Suisse, depuis une bonne trentaine d’années, une partie de la classe politique a pris pour habitude de détester l’Union européenne ( et son pouvoir de régulation) et de désigner les États-Unis comme alternative. C’est devenu une obsession: ergoter sur la moindre virgule provenant de Bruxelles et se pâmer devant l’eldorado américain sans foi ni loi. Or, nous sommes un pays pour lequel le respect du droit est vital, existentiel: sans le droit, nous ne tenons pas ensemble et nous n’avons pas d’armes sur la scène internationale. Sans le respect du droit, nous n’avons plus de rôle particulier et de mission : défendre le droit humanitaire.

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Je ne suis pas la plus grande fan de Guy Parmelin et de Karin Keller-Sutter. De la naïveté, de l’aveuglement idéologique et une mauvaise gestion du timing, on pourra leur faire des reproches. Mais peut-on vraiment reprocher à notre gouvernement et à l’administration fédérale de croire en la bonne foi de leurs interlocuteurs? J’observe plutôt que, après avoir dû réparer plusieurs fois les pots cassés de nos banques aux États-Unis, le Conseil fédéral doit arranger les affaires de la pharma, alors que traditionnellement l’économie suisse est allergique à toute intervention étatique et toute politique industrielle. N’est-ce pas très naïf de croire que nos ministres choisis pour accompagner les intérêts de Schweiz AG sans trop faire de vagues et sans interférer dans le business peuvent se muer soudain en Machiavel?

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Pour certains en Suisse, tout est toujours «la faute à l’Europe». Du coup, ils prétendent que Trump maltraite notre économie avec ses tarifs démentiels «à la demande des Européens». D’autres inventent des «fonctionnaires euroturbos saboteurs». C’est vraiment tordu de chez tordu.

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Quelle alternative au marché étatsunien? Notre principal partenaire économique est l’Union européenne. Ça tombe bien, le Conseil fédéral vient de stabiliser les relations et assurer l’avenir avec le paquet des bilatérales 3. Les débouchés européens peuvent certainement être développés, nos voisins directs sont traditionnellement prépondérants, mais on peut certainement mieux travailler la Pologne, les états baltes et scandinaves,… tout comme les marchés asiatiques et américains hors États-Unis ( Canada, Brésil,…).Quelle alternative au marché étatsunien? Notre principal partenaire économique est l’Union européenne. Ça tombe bien, le Conseil fédéral vient de stabiliser les relations et assurer l’avenir avec le paquet des bilatérales 3. Les débouchés européens peuvent certainement être développés, nos voisins directs sont traditionnellement prépondérants, mais on peut certainement mieux travailler la Pologne, les états baltes et scandinaves,… tout comme les marchés asiatiques et américains hors États-Unis ( Canada, Brésil,…).

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Selon la conseillère nationale Elisabeth Schneider-Schneiter : « Les accords bilatéraux sont une bonne affaire. La contribution à la cohésion de 350 millions de francs est 160 fois moins chère que les droits de douane de Trump. »

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La différence entre les Européens et les Américains est que les premiers ont tiré les leçons de leur histoire. Les Européens ont renoncé à la guerre et à la brutalité: ils travaillent ensemble, cherchent des compromis, s’appuient sur le droit.
Les États-Unis n’ont rien appris de leurs erreurs passées et se complaisent dans l’idée d’une supériorité morale. La vraie grandeur n’est pourtant pas dans la brutalité des rapports de force, mais dans le respect des partenaires et même des adversaires, et la recherche de solutions communes.

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Après avoir dû réparer plusieurs fois les pots cassés de nos banques aux États-Unis, le Conseil fédéral doit arranger les affaires de la pharma, alors que traditionnellement l’économie suisse est allergique à toute intervention étatique. Et on s’étonne de l’échec face à Trump?

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En six mois, le cataclysme Trump nous aura bousillé l’écosystème de la Genève internationale et nos industries d’exportation. Pour une Suisse qui se croyait « République soeur », le réveil est douloureux!

La Suisse et ses voisins européens, une perspective historique de longue durée

Discours du 1er août 2025 pour la commune de Tannay

Madame la syndique,

Mesdames et Messieurs les représentants des autorités,

Mesdames et Messieurs,

Chères Confédérées et chers Confédérés,

C’est un plaisir et un honneur pour moi d’avoir été conviée à partager cette fête nationale avec vous toutes et tous.

Il m’a été demandé d’évoquer la Suisse et ses voisins européens. Je vais le faire dans une perspective historique, puisque ce soir ce sont notre démocratie, nos libertés et nos valeurs que nous célébrons, mais aussi notre histoire.

Notre pays se situe au cœur de l’Europe, géographiquement. Mais souvent, il est décrit ou présenté comme échappant à l’histoire du continent, un peu à part entre ses somptueuses montagnes. Modestement, je souhaite vous apporter un autre point de vue.

Commençons d’abord par le début : en 1291 nos contrées romandes, et la plupart des territoires actuels de la Suisse, ne sont pas compris dans l’embryon de Confédération qui se forme au Grütli sur les rives du lac des Quatre-Cantons.

Le point commun entre tous nos territoires, c’est l’appartenance au Saint-Empire romain germanique, qui est composé des liens assez hétérogènes que les différents suzerains de l’époque entretiennent avec l’Empereur. Cet empire très informel traverse l’histoire du contient européen de sa création en 962 à sa dissolution en 1806. Les Confédérés s’en sont peu à peu détachés tout en tombant dans l’orbite française.

Le mythe de la naissance de la Confédération en août 1291 s’est construit peu à peu, et surtout au 19ième siècle : la Confédération veut elle aussi sa fête nationale, à l’instar des Français qui ont leur 14 juillet. On fête donc le 600ième anniversaire de la Confédération en 1891. Le succès est au rendez-vous : les festivités du 1er août deviennent une tradition.

Il faut dire que la symbolique des 3 Suisses est puissante – linguistiquement, culturellement notre pays agglomère 3 grandes cultures européennes, la française, l’allemande et l’italienne. Même si nous sommes bien d’accord qu’au début il ne s’agit pas de fonder un état indépendant, mais d’un simple pacte entre paysans de Suisse centrale qui souhaitent s’entraider, se montrer solidaires en cas de coups durs, et se donner des règles pour gérer leurs éventuelles divergences.

Au fil des siècles va se tisser un réseau d’alliances entre les régions rurales et les villes, entre cantons, une alliance de Confédérés, jusqu’à déboucher sur la naissance de l’Etat fédéral de 1848, dans les frontières que nous connaissons actuellement.

Si on consulte les livres d’histoire, on voit que très vite les historiens ne sont pas très à l’aise avec nos origines mythologiques, et apportent toutes sortes de nuances. Mais le mythe des 3 Suisses, de même que les exploits de Guillaume Tell, sont tellement populaires, que l’absence de sources fiables ou même les incohérences dans l’enchaînement des événements présumés ne comptent pas pour une majorité de l’opinion.

Pour faire tenir ensemble 4 langues nationales, 26 cantons et demi-cantons, des religions aussi antagonistes qu’ont pu l’être dans les siècles qui suivirent la Réforme les catholiques et les protestants, des villes, des campagnes et des régions de montagne, toutes nos minorités et nos majorités à géométrie très variable, admettons qu’il faut un récit un peu merveilleux.

Quoi qu’il en soit, en cette soirée du 1er août, j’aimerais sur la base de quelques exemples souligner à quel point notre histoire suisse est reliée à l’histoire du continent.

Parlons d’abord de notre prospérité. Avec ses cols dans les Alpes et le Jura, le territoire suisse est depuis toujours au centre des voies de communication entre le Sud et le Nord de l’Europe. Avant que les marchandises n’arrivent par train, camion ou avion, elles circulent le long des routes, développées à l’origine par les Romains, et par nos fleuves, rivières et lacs.

Le transbordement des marchandises est un vrai business, il nécessite que les attelages s’arrêtent à certaines étapes. Les péages rapportent ainsi beaucoup d’argent. Nos premières sources de richesse viennent de ce commerce. Ce n’est pas un hasard si les cantons qui se liguent au tournant du 13ième siècle sont à proximité du col du Gothard, qui permet aux commerçants italiens d’acheminer leur marchandise vers les principautés et les villes du Saint-Empire romain germanique.

Notre prospérité vient des échanges et du commerce, hier comme aujourd’hui. La Suisse n’a jamais vécu en autarcie.

Une autre source de richesse très spécifique à la Suisse va être le commerce de mercenaires. Par Machiavel, on sait que les soldats confédérés étaient réputés féroces et vaillants. Ils ne redoutaient pas de monter en première ligne.

Jusqu’à la défaite de Marignan en 1515, cette férocité est principalement mise en œuvre par les Confédérés qui souhaitent étendre leur territoire. La défaite calme leurs ardeurs. Les Confédérés sont battus par le roi de France François 1er, et le renfort de troupes vénitiennes.

Ce qui est moins connu, c’est que à peine une année plus tard, les Confédérés signent avec le même François 1er une « paix perpétuelle », en 1516 donc. Parmi les arrangements prévus, François 1er promet de protéger les Confédérés s’ils devaient être attaqués, mais la principale clause est la mise à disposition de troupes pour le Roi de France. C’est ainsi que des régiments de Suisses participeront aux nombreuses guerres européennes de l’Ancien Régime et de l’époque napoléonienne. Cette alliance est renouvelée à l’avènement de chaque nouveau monarque.

Le Roi de France n’a pas l’exclusivité du recrutement, d’autres royaumes, notamment protestants (comme les Provinces-Unies ou Pays-Bas), sollicitent des troupes des cantons suisses. Au point que la diète fédérale devra donner des consignes pour que sur les champs de bataille des Suisses engagés par des belligérants différents ne s’entre-tuent pas.   

On estime qu’un million de Suisses ont servi le Roi de France et que 2 millions de soldats provenant des différents cantons ont été enrôlés dans ce que l’on nommait le service étranger.  

Ce système a pris fin au 19 siècle seulement. C’est une histoire assez tragique – les Suisses se sont faits massacrer aux Tuileries à Paris en 1792 pour défendre la famille royale, le monument du lion de Lucerne a été érigé en leur souvenir – mais ce fut aussi une histoire très lucrative. Ce que les historiens appellent le « prix du sang ».  Les pensions servies aux régiments revenaient enrichir les cantons d’origine.

Savez-vous pourquoi « Boire en Suisse «  signifie boire tout seul dans son coin ? Les soldats suisses au service du Roi de France étaient mieux payés que les autres, ce qui créait des tensions. Alors pour éviter les bagarres, ils disposaient de leurs propres tavernes.

Vous connaissez certainement l’expression  « point d’argent, point de Suisse ». On la trouve dans Les plaideurs de Racine : elle signifie « sans les payer exactement, on ne peut s’assurer les services de mercenaires suisses », donc « on n’a rien pour rien ».

Les caisses royales peinaient parfois à honorer les contrats, et à payer les soldats suisses. Patientes, les familles patriciennes qui levaient des troupes renégociaient habilement et finissaient par se faire payer. Leçon à en tirer, quand les puissants n’honorent pas leur promesse, il faut savoir faire le gros dos !

Au 17 et 18 ième siècle, les Suisses émigraient aussi beaucoup pour trouver du travail. Le mot « suisse » a ainsi été utilisé pour désigner, par exemple, en France un portier d’hôtel particulier ou un employé chargé de la garde d’une église et en Allemagne un laitier, comme nous le rappelle le Dictionnaire historique suisse, consultable en ligne.

De fait, longtemps les immigrés, c’étaient nous, nos ancêtres. Qu’ils aient été mercenaires ou domestiques, les Suisses ont tissé des liens forts avec les pays voisins. Puis notre pays est devenu peu à peu une terre d’immigration. Les flux se croisent après la naissance de la Suisse moderne, de l’Etat fédéral, en 1848.

La Confédération crée son marché intérieur, elle abolit les péages et se dote d’infrastructures. Pour creuser ses tunnels et faire tourner ses usines, elle a besoin de main d’œuvre. Elle va naturellement la chercher dans les pays limitrophes.  Rappelons aussi que notre pays a souvent été une terre d’accueil pour les réfugiés et les persécutés.

Nos histoires familiales témoignent de ce melting-pot, de ce grand mélange au fil des siècles. Dans le canton de Vaud, nous sommes nombreux à avoir des origines huguenotes du nom des protestants chassés du Royaume de France par la Révocation de l’Edit de Nantes.

Nous sommes tout aussi nombreux à avoir des amis ou des conjoints italiens, français, allemands, espagnols, portugais, et des pays des Balkans. Quand ce ne sont pas les statistiques démographiques qui le disent, 27% de la population suisse est étrangère, 34 % en moyenne dans le canton de Vaud, une cérémonie de promotion scolaire et l’énumération des patronymes des élèves nous rappelle cette réalité, et notre incroyable faculté d’intégration.

Grâce à ce grand mélange, au 20ième siècle, la Suisse est devenue une puissance exportatrice, ce qui est une vraie prouesse pour un pays qui n’est pas doté de matières premières. Nous devons être fiers de cette réussite mais aussi conscients de nos interdépendances avec nos voisins et de la nécessité d’entretenir avec eux de bonnes relations, dans un climat de confiance et de respect.

Or il se trouve que nos voisins directs, et de longue date nos principaux partenaires commerciaux, l’Allemagne, la France et l’Italie, ont choisi de se regrouper au sein de l’Union européenne, et notamment de décider ensemble quels accords commerciaux ils passent avec les autres pays.

Dans l’appréciation que nous serons amenés à porter sur la mise à jour de accords bilatéraux que le Conseil fédéral a négocié avec Bruxelles, n’oublions pas notre histoire et les origines et conditions de notre prospérité : l’esprit d’ouverture aux autres, l’audace d’entreprendre et de dépasser les frontières, physiques ou mentales, et une bonne dose de pragmatisme lorsque les circonstances sont compliquées.

Nos aïeux ont eu ce courage et cette humilité. Ils ont su, comme le souhaitaient les premiers Confédérés de 1291, faire face à « la malice des temps ».

Au gré de leurs alliances, les Confédérés ont inventé une manière de vivre pacifiquement, de s’entraider, de négocier entre eux dans le respect des différences et des minorités plutôt que de recourir à la force.  Ils se sont dotés d’institutions basées sur le droit. Ce cheminement des Confédérés au fil des siècles ne diffère de la construction européenne que par le rythme.

Pour conclure, je vous remercie une fois encore pour l’invitation, et pour votre attention. J’espère vous avoir sensibilisé à la richesse de notre histoire, et aux valeurs qu’elle recèle pour nous inspirer et nous guider dans notre époque si chaotique.

Bonne fête nationale.

Vive la Suisse, et vive la démocratie suisse.

Le droit à l’avortement en Suisse et en Italie: éclairage historique

Paris le 8 mars 2025, texte de mon intervention lors de la Table ronde, organisée par Citoyennes pour l’Europe, sur « le droit à l’IVG : 50 ans après la loi Veil »

La situation en Suisse 

Comme pour tout ce qui concerne les droits des femmes, la Suisse a pris beaucoup de temps pour reconnaître le droit à l’avortement. Ce n’est que le 2 juin 2002 en votation, la population a accepté à plus de 72% de décriminaliser l’avortement jusqu’à 12 semaines de grossesse. 

Ce retard est dû au système politique suisse, souvent idéalisé pour sa démocratie directe, qui fut longtemps une chasse gardée des hommes. La place des femmes, c’était les 3 K, en allemand Kinder, Küche, Kirche, les enfants, la cuisine, l’église.

Les Suissesses n’ont obtenu le droit de vote qu’en 1971. Il fallait qu’une majorité d’hommes y consentent.

Dans beaucoup de pays, le droit de vote a été accordé aux femmes après guerre, en reconnaissance de leur contribution à l’effort de guerre. La Suisse neutre n’ayant pas été directement impliquée dans les combats, elle n’a pas vraiment eu ce genre de réflexion. Cette non expérience des ravages de la guerre – soit en dit en passant puisque nous sommes dans un lieu dédié à l’Europe – explique aussi le fait qu’elle ne soit pas devenue membre de l’Union européenne. 

Pour gagner le droit de vote, les Suissesses ont tout essayé les voies juridiques mais aussi la voie fédéraliste, laisser aux cantons le soin de légiférer. Pour dépénaliser l’avortement, elles – et quelques hommes qui les soutiennent – vont aussi solliciter les tribunaux et utiliser les initiatives populaires. 

La possibilité de proposer un vote sur un changement constitutionnel fait souvent rêver dans d’autres démocraties. Mais ce n’est pas une garantie de succès, bien au contraire. Si les initiatives populaires parviennent à imposer un thème dans le débat public, elles sont rarement gagnantes dans les urnes. Malgré plusieurs tentatives ce n’est donc qu’en 2002 que l’IVG est dépénalisée, grâce à un vote populaire. 

Le hic, c’est que les opposants à l’avortement utilisent la même panoplie institutionnelle. Eux aussi lancent régulièrement des textes pour « le droit à la vie » ou le non remboursement par l’assurance-maladie de cette prestation. 

Ces votes réguliers démontrent qu’en Suisse, le droit à l’avortement bénéficie d’un solide consentement, mais la possibilité de le renverser existe toujours. 

Ce qu’il faut aussi noter par rapport à la situation suisse, c’est qu’avant la dépénalisation de 2002, dans certains cantons de tradition protestante, l’accès à l’avortement médical était tout de même assez répandu, moyennant un double avis. 

L’évolution de la natalité en Suisse montre également que la pratique des avortements et de la contraception a précédé les possibilités légales. Dès la fin du 19ième siècle, le taux de natalité recule. 

Aujourd’hui, la Suisse est un des pays au taux d’avortement très bas. L’éducation sexuelle à l’école, et l’accès à l’information, explique ceci. D’ailleurs les femmes migrantes sont sur-représentées dans celles qui ont recours à l’IVG, preuve que l’information est vitale. 

La situation en Italie

Si en Suisse les cantons catholiques ont constitué un frein à la légalisation de l’avortement, la situation en Italie a bien sûr été très influencée par l’omni-présence de l’Eglise. Depuis l’époque fasciste, l’avortement est un délit passible de 2 à 5 ans de prison pour la femme comme pour le médecin. 

Les années 1970 sont marquées en Italie comme ailleurs par les luttes sociales et féministes. Parmi ces mouvements, le « partito radicale » de Marco Pannella et Emma Bonino, qui deviendra Commissaire européenne. Ils s’autodénoncent pour avoir pratiqué ou accompagné des avortements. Ils lancent un référendum abrogatif, avec le soutien du magazine L’Espresso. Le référendum prévu en 1976 n’a pas lieu car les Chambres sont dissoutes, et le Parlement en 1978 vote enfin une loi de compromis. Qui sera tout de même attaquée par référendum. Les Italiennes et les Italiens votent en 1981 et confirment la loi 194. Celle-ci prévoit toutefois que le personnel peut refuser de pratiquer l’intervention en invoquant l’objection de conscience. 

Cette disposition fait qu’aujourd’hui encore il y a de grandes disparités entre régions sur l’accès à l’avortement. 

Giorgia Meloni, présidente du Conseil italien depuis 2022, n’a pas remis en cause la loi, mais elle l’a fait amender en avril 2024 pour permettre à des groupes « pro vie » d’être présents dans les hôpitaux et les maternités. Les opposants à l’avortement sont ainsi en capacité de faire pression sur les femmes en attente d’une intervention. 

Lors du G7, qu’elle présidait, elle est parvenue à faire gommer une déclaration en faveur de « l’accès à un avortement sûr et légal et à des prestations de soin post-avortement ».

Pour mémoire l’église catholique interdit l’avortement et celles qui y ont recours comme ceux qui le pratiquent sont excommuniés. Le pape François a admis de lever la sentence pour les mères repentantes. 

Dans ce contexte, en Italie également, le droit à l’avortement reste précaire. 

À noter que l’Italie a un des taux de natalité les plus faibles d’Europe. 

Remarques additionnelles : 

Longtemps le rôle des femmes a été de mettre au monde des enfants, futurs soldats et « chaire à canon ». Après 80 ans de paix en Europe, on pensait que c’était révolu, mais au vu de la situation géopolitique actuelle, ce « devoir de maternité » risque de revenir. 

Les outils tels que l’initiative populaire ou le référendum ne sont pas toujours synonymes de progrès. Ils permettent le blocage et font le lit du conservatisme. 

Une protection du droit à l’avortement dans la Charte des droits fondamentaux de l’UE serait une bonne chose. 

Notre débat démocratique ne peut pas être laissé aux bons soins ni des éditeurs zurichois ni des lubies des GAFAM

Les annonces de licenciements au sein des rédactions de TX Group consternent. Une fois encore, des éditeurs zurichois décident pour les Romands de la qualité de la presse qu’ils peuvent lire. La culture fédéraliste helvétique se perd comme les égards pour les minorités linguistiques. Mais cet appauvrissement de la diversité médiatique ne fracasse pas que des carrières journalistiques, il prive le débat public d’autant d’antidotes aux ravages, désormais bien identifiés, de la désinformation.

Pour le comprendre, un retour en arrière s’impose. Au mitan des années 1990, en pleine affaire des fonds juifs en déshérence dans les banques suisses, les rédactions débattaient avec gravité de l’opportunité de publier des courriers de lecteurs antisémites. La discussion portait également sur le choix d’accueillir des propos contraires à la ligne éditoriale du journal. La tolérance voltairienne servait de boussole, la norme pénale contre le racisme cadrait les limites de l’outrance. En ce temps-là, les journalistes étaient les grands organisateurs du débat public, et ils respectaient des règles déontologiques, conscients que leurs éditeurs étaient tenus pour responsables devant un tribunal des propos qu’ils imprimaient.

L’émergence d’internet et des réseaux sociaux a tout emporté: non seulement elle a siphonné les recettes publicitaires qui finançaient les rédactions, mais elle a anéanti leur mission de garant de la salubrité du débat public. Il faut pointer ici l’incurie des législateurs qui ont tardé à rendre les plateformes responsables des contenus propagés: sur les autoroutes de l’information, on a longtemps estimé que le dérapage ne valait pas condamnation.

Résultat? Les réseaux sociaux n’ont pas seulement libéré la parole, par la diffusion amplifiée d’avis incontrôlés ils sont devenus des outils de manipulation des opinions publiques pour ceux qui cherchent à diviser et déstabiliser les démocraties. Du Brexit à la guerre en Ukraine, le réveil est brutal.

Dans ce contexte, il devrait être clair pour tous les décideurs politiques et économiques que la qualité de notre débat démocratique ne peut pas être laissée aux bons soins américains des GAFAM, et qu’il faut remuscler les moyens des rédactions. Mais non, les éditeurs zurichois continuent à tailler dans les effectifs, sans considération pour le rôle essentiel de contre-pouvoir fiable que joue la presse en démocratie, avec un souverain mépris pour nos très diverses identités cantonales.

Comme il est à craindre que la publicité ne revienne jamais couler à flots dans les pages des journaux, sauf à prouver que sa version ciblée promue par les plateformes numériques agace le consommateur plus qu’il ne le séduit, il faut dès lors concevoir d’autres recettes que celles du passé pour financer la mission des rédactions.

Depuis la mort de L’Hebdo en 2017, on ne peut pas dire que rien n’a été mis en œuvre pour préserver la presse romande et ses particularismes. La Fondation Aventinus a repris Le Temps, elle soutient aussi d’autres aventures éditoriales. Des villes et des cantons ont pris des mesures, mais chacun à sa petite échelle. Cela ne suffit pas à assurer l’avenir des anciens comme des nouveaux acteurs du paysage médiatique. Les conditions-cadres se dessinent à Berne, et là encore la spécificité du marché romand ne compte guère, comme on l’a vu lors de votation sur l’aide à la presse en février 2022.

Un enjeu de taille émerge dont le nouveau parlement devrait prendre conscience afin d’agir avant qu’il ne soit trop tard: la certification de l’information. Dans le flux des réseaux sociaux, comment savoir si ce qu’on lit est fiable ou pas? Il est urgent de réinvestir dans des circuits courts entre ceux qui ont besoin d’information et ceux qui la produisent, la vérifient et la diffusent. Par toutes sortes d’aides indirectes, les pouvoirs publics auraient les moyens de mieux valoriser le rôle de garant de contenus fiables assumé par les rédactions, qui pour la plupart tissent chaque jour des liens de confiance avec leur lectorat.

Notre époque est à la relocalisation des industries jugées stratégiques. En démocratie, la presse constitue plus que jamais une industrie stratégique.

Article paru dans Le Temps, le 31 octobre 2023

Dans le monde de 2022, l’abandon de l’accord-cadre en 2021 apparaît bien puéril

On ne fera pas grief au Conseil fédéral de ne pas avoir prévu la guerre en Ukraine. Mais à la lumière de cet événement majeur et de ses multiples impacts prévisibles ou non, la décision prise il y a tout juste un an, le 26 mai 2021, de jeter l’accord-cadre négocié depuis 2013 avec l’Union Européenne paraît bien sotte, arrogante et irréfléchie. En 12 mois, notre gouvernement s’est révélé incapable de mettre sur la table une alternative crédible et de nous prouver qu’il savait parfaitement où il entendait aller en opérant ce choix fatidique.

Dans un monde devenu beaucoup plus incertain et dangereux, il serait grand temps de remettre de la fluidité, de la prévisibilité et de la confiance dans nos relations avec les 27, qui demeurent nos principaux partenaires économiques ! Il serait grand temps de négocier sérieusement et de réparer les dégâts déjà infligés aux chercheurs, aux Medtech, et d’éviter d’autres nouvelles embûches pour notre économie. Le retour de l’inflation et du franc fort, conséquences directes de la guerre en Ukraine, seront déjà bien assez difficiles à appréhender pour les entreprises et les finances publiques.

Rétrospectivement, la grande bataille helvétique pour élever des digues d’apparence souverainiste en cas de désaccord sur la reprise du droit européen paraît bien dérisoire. Dans ses relations avec les autres états, la Suisse s’est toujours prévalue de la primauté du droit international, meilleure arme des petits pays contre les rapports de forces. Or le droit international vient d’être piétiné aussi sûrement que les villages ukrainiens par le pouvoir russe. Le juridisme obtus est impuissant quand l’adversaire choisit la brutalité.

Résolu à tenir la dragée haute aux Européens et à l’aimant que constitue leur marché unique, la Suisse a mis beaucoup d’énergie, ces dernières années, à diversifier les débouchés pour ses exportations. Or il apparaît que les investissements dans les pays autocrates, comme la Chine et la Russie, sont beaucoup plus « à risques » qu’estimé. Quand la communauté internationale décide de sanctions, la Confédération n’a pas d’autre choix que de s’aligner pour ne pas être pénalisée sur ses traditionnels marchés occidentaux. La neutralité économique n’existe pas – si elle n’a jamais existé !

Vent debout contre l’accord-cadre, le regard embué par l’insolence du Brexit, la classe politique helvétique ne s’est guère aperçue que l’Union européenne a accompli depuis quelques temps de considérables avancées dans des secteurs stratégiques. L’Europe se fait dans les crises, disait un de ses pères fondateurs, Jean Monnet, et cela a rarement été plus vrai que depuis 2 ou 3 ans : mutualisation des dettes, Green Deal, plans de relance, gestion commune des vaccins, législation sur les marchés numériques ; et bientôt, taxe carbone aux frontières, filières industrielles pour les produits stratégiques, défense commune, programme REPowerEU d’indépendance aux énergies fossiles russes …  Soudée par les épreuves, l’Union européenne, dont le projet de paix et de prospérité communes était parfois raillé ou jugé dépassé, a retrouvé avec la guerre en Ukraine une nouvelle et tragique légitimité. Berne ne semble pas en avoir pris la mesure, et prend le risque de marginaliser des pans entiers de l’économie suisse face à ces nouvelles dynamiques de production. Dans un monde qui se déglobalise, marqué par la crise Covid et les exigences de la lutte contre le réchauffement climatique, ce risque est mortel.  Nos intérêts économiques exigent de nouvelles réflexions de la part du Conseil fédéral, mais la morale et la politique devraient également les provoquer.

Conscient de la gravité de la situation et des menaces existentielles qui pèsent sur le Vieux-Continent, notre gouvernement devrait admettre que son coup de poker de l’an dernier était une erreur. Il devrait indiquer à la Commission européenne qu’il va parapher l’accord-cadre institutionnel, tel que négocié jusqu’en décembre 2018, et le soumettre ensuite à l’approbation des Suisses (qui viennent encore de donner une ample majorité au controversé système Frontex – montrant une fois encore leur attachement à tout l’édifice des accords bilatéraux). Il devrait situer l’enjeu de cette votation dans une feuille de route le conduisant à réexaminer d’autres voies d’intégration à l’Union européenne, telle l’adhésion pleine et entière, ou l’entrée dans l’Espace économique européen, qui a bien évolué depuis le vote de décembre 1992. Il devrait, comme l’a suggéré le président du Centre Gerhard Pfister, marquer son plus vif intérêt pour la proposition de Confédération européenne, lancée par le président français Emmanuel Macron, afin de servir de toit à toutes les démocraties du continent.

Bref, il devrait afficher audace et courage, sortir des sentiers battus et cadrés depuis trop longtemps par les intérêts de l’UDC (et qui nous ont mené dans l’impasse actuelle).  La stratégie de la niche, déclinaison opportuniste et cynique du concept de neutralité, c’est terminé. À l’avenir, la Suisse ne pourra plus impunément jouer la carte de l’avantage juridique ou financier aux dépends de ses partenaires économiques. Toutes les démocraties sont appelées à faire preuve de solidarité entre elles face aux menaces des pouvoirs autocrates. Jouer en solo, se croire plus malin que les autres, privilégier des intérêts économiques à court terme sur la morale, se dispenser de participer de manière tangible – et pas seulement déclamatoire – à la défense des libertés communes à tous les Européens n’est une voie ni raisonnable ni digne pour la Suisse.  Puisse la puérilité de l’abandon de l’accord-cadre, il y a un an, au vu des graves enjeux actuels, nous avoir au moins appris cela.

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

Aussi longtemps qu’on se réjouira de briser les plafonds de verre…

L’historienne Brigitte Studer le rappelle dans « La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse »* : il aura fallu près de 90 votations – communales, cantonales et fédérales – et 120 ans pour que les femmes suisses obtiennent en 1971 ce que les hommes avaient obtenu en 1848. Quand l’histoire avance si lentement, il ne faut pas s’étonner que la parité relève encore dans notre pays de l’utopie. Il en sera ainsi aussi longtemps que nous nous réjouirons qu’une femme brise un plafond de verre en devenant première ceci ou cela. Cette attention à une bienheureuse rupture avec la routine signalera que la progression des femmes reste une exception.**

Dans ce bilan des succès et des défaites de la cause féminine, permettez-moi d’employer le « je ». Ma mère n’avait pas le droit de vote fédéral quand je suis née. Le canton de Vaud le lui avait toutefois accordé sur le plan communal et cantonal. Je le dis souvent à mes filles : on revient de loin !

Quand je fus nommé cheffe de la rubrique Suisse dans un quotidien romand, les assistantes de direction me dirent leur émotion parce que c’était la première fois qu’une femme était placée à la tête d’une rubrique sérieuse et pas des pages féminines ou culturelles. C’était dans les années 1990.

Ma génération est celle qui a bénéficié de la démocratisation des études, et nous fûmes nombreuses à accéder à des postes intéressants, à concilier une vie professionnelle exigeante avec les joies de la maternité. Cette arrivée massive de jeunes femmes aussi bien formées que les hommes dans les entreprises et les administrations est un des succès les plus notables de l’après 1971. Le Kinder, Küche, Kirsche qui avait enfermé tant de mères à la maison appartient au passé, ou relève d’un choix personnel. Ce n’est plus une fatalité.

Par contre, dans ce monde professionnel, ma génération a désagréablement découvert qu’à travail égal, le salaire n’était pas égal. L’écart se résorbe avec le temps, mais il demeure trop important. Le manque de volonté politique, mais aussi du monde entrepreneurial, pour imposer cette équité de traitement reste un scandale auquel on s’est habitué. De ces salaires plus bas découlent de nouvelles inégalités en cas de divorce ou au moment de la retraite, qui limitent d’autant l’indépendance et le destin des femmes.

L’autre grande défaite féminine – à moins qu’il ne s’agisse au fond d’une défaite masculine – est le sexisme persistant dans l’espace et le débat publics. L’ampleur du phénomène de harcèlement sexuel est également décevant : 40 ans après l’inscription dans la Constitution fédérale du principe de l’égalité entre les sexes, il se trouve toujours des hommes qui se croient autorisés à considérer les femmes comme une chose qu’ils peuvent ennuyer et humilier.

Quand donc l’égalité des chances et l’égalité de dignité seront-elles effectives ? Il faudra encore quelques vagues violette à tous les niveaux de pouvoir économiques et politiques. Pensez qu’il se trouve encore des cantons sans conseillère d’Etat. Quel archaïsme !

*Paru aux éditions LIVREO/ALPHIL 

**Article paru le 31 janvier en italien dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè

Brexit doesn’t mean accord-cadre

En juillet 2016, la petite phrase de Theresa May, scandée comme un mantra, fit date : « Brexit means Brexit ». Par cette tautologie, la première ministre britannique, nouvellement installée au 10, Downing Street, voulait alors signifier que son pays allait sortir de l’Union européenne.  

C’est un point important que semblent oublier les opposants suisses à l’accord-cadre institutionnel avec l’UE, qui louent le deal scellé à la veille de Noël par Boris Johnson et en déduisent une « humiliation » pour nos diplomates helvétiques : les Britanniques ont voulu s’éloigner de l’UE, alors que toute la politique étrangère de la Suisse depuis 30 ans vise à s’en rapprocher. Le mouvement est exactement inverse. Ils ont voté pour diverger, nous avons voté une dizaine de fois depuis l’an 2000 pour converger.

Négociateur pour les 27, le Français Michel Barnier a concédé à la Grande-Bretagne un accord de libre-échange ample et avantageux, à la hauteur de la densité des liens qui ont uni les partenaires pendant 47 ans ; leurs échanges (biens et services) pèsent 700 milliards d’euros par an. Mais ce n’est qu’un accord de libre-échange (il ne règle pas le secteur des services). Les accords bilatéraux qui organisent les relations entre la Suisse et l’UE couvrent plus de thèmes (comme la libre-circulation des personnes, Schengen et Dublin, Erasmus,… ) et offrent plus d’avantages. Ils abolissent les contrôles aux frontières là où un accord de libre-échange les maintient. Pour l’heure, le deal de Noël ne prévoit ni taxes, ni quotas pour l’échange des marchandises, mais si les Britanniques mettaient en oeuvre des politiques sur le plan social, environnemental ou fiscal jugées déloyales en termes de concurrence, l’UE pourrait imposer des droits de douane. S’en suivraient  – s’en suivront, c’est certain – toutes sortes de mesures de rétorsions, de contentieux et de demandes d’arbitrage. Plein de grains de sables, de contrariétés, de retards et d’attentes, là où les entreprises ont pris l’habitude de travailler avec l’horizon dégagé et un cadre légal clair. Pas très bon pour le développement du business.

Boris Johnson est très fier d’échapper désormais à la juridiction de la Cour de justice européenne. En cas de conflit commercial avec l’UE, les parties auront recours à une procédure d’arbitrage. C’est ce qui fait dire à nos souverainistes helvétiques que notre diplomatie, qui n’a pas obtenu cela, est « humiliée ».  L’accord-cadre souhaité par la Suisse a pour but de renforcer et fluidifier notre accès au marché unique. L’UE, qui a développé et unifié son marché en s’appuyant sur les arrêts de la Cour chargée de trancher les zones d’ombre laissées dans les traités et les directives européennes par les élus, ne peut pas laisser d’autres instances que les siennes interpréter SON droit. Pourquoi concèderait-elle à un état non-membre la possibilité de rendre une décision contraire à sa propre jurisprudence, et à déclencher ainsi un chaos juridique ?

Mais avant qu’une sentence défavorable à la Suisse ne tombe, l’accord-cadre prévoit maintes possibilités de faire valoir notre point de vue, et de régler un éventuel contentieux à l’amiable sans solliciter l’interprétation de la Cour. In fine, si le comité sectoriel puis le tribunal arbitral paritaire devaient échouer à trouver une solution, la Suisse jouirait devant la Cour des mêmes droits que les états-membres pour se faire entendre. Nos négociateurs ont obtenu le contraire d’une humiliation, ils ont décroché la possibilité pour la Suisse de défendre notre point de vue en dernière instance.

Brexit et accord-cadre ne signifient décidément pas du tout la même chose. Le grand travestissement de leur contenu respectif sème la confusion dans un dossier où le Conseil fédéral peine déjà passablement à apporter clarté et détermination. Il serait plus que temps que le chef du Département des affaires étrangères, Ignazio Cassis, s’exprime et lève les ambiguïtés.

Le départ des Britanniques a soudé les 27 dans la défense de leurs intérêts communs. Leur présence a longtemps empêché l’UE de progresser dans l’intégration politique, Londres ne voulant voir que la finalité économique de la construction européenne. Berne doit capter l’importance de ce tournant et se confronter à la question qu’elle esquive depuis la signature du Traité de Rome : avec les Européens, le rapprochement ne saurait être pour la Confédération seulement de nature économique, il sera à l’avenir de plus en plus de nature politique. Dans la géopolitique mondiale actuelle et face au défi climatique, le Sonderfall et la neutralité – si celle-ci a jamais réellement existé – sont périmés.

La Suisse qui viendra, plus humble et plus collective

Georges-André Chevallaz avant d’être conseiller fédéral avait écrit un manuel d’histoire, où il développait l’idée d’une nation à contre-courant des autres, échappant aux fracas du monde. La Suisse qui vient fera éclater cette bulle idéologique et les illusions de splendide isolement qu’elle a nourries.

Notre pays va avoir de plus en plus conscience de participer à la même histoire que ses voisins. Finies les politiques de niche, liées à l’exploitation des frontières et des différences exacerbées par les arguties des juristes. L’exceptionnalité du destin helvétique aura été une parenthèse, ouverte par la première guerre mondiale et refermée, un gros siècle plus tard, par les problèmes dérivant du réchauffement climatique.

La Confédération, épargnée par les conflits, est devenue allergique aux risques et à l’incertitude. Elle a développé un système d’assurances et de réassurances unique au monde. Or, le réchauffement climatique qui fait fondre le permafrost va générer de plus en plus de catastrophes sur le territoire national : éboulements, crues, avalanches, incendies,… Contre ces risques naturels, la Suisse va mesurer son impuissance. La conquête des sommets et des vallées qui a repoussé les limites des zones habitées et exploitées par l’homme va être puissamment remise en question. Nos montagnes étaient notre refuge, un réduit aussi mythique que protecteur. Il va falloir les désinvestir et tenter de mieux protéger ceux qui persisteront à y vivre.

Notre état libéral va devoir ainsi se muscler fiscalement. Pour affronter les défis de la transition énergétique, pour combler les inégalités creusées par la crise, pour réparer une société ébranlée dans ses certitudes par la dureté de la pandémie, l’état devra disposer de plus de moyens financiers. Il s’agira d’inventer une nouvelle fiscalité digne de l’ère numérique qui a révolutionné les modes de production, de distribution et d’enrichissement.

Dans cet exercice d’adaptation aux contraintes de l’époque, la Suisse devra trouver des solutions avec les autres pays. Elle devra comprendre que la vraie souveraineté consiste à savoir bien gérer l’interdépendance, plutôt que de croire que l’on peut avoir raison tout seul.

À la Suisse qui apparaîtra d’ici quelques années, plus vieille mais aussi plus consciente de sa démographie cosmopolite, il faudra des hommes et des femmes, une classe dirigeante animée par le bien commun, guidée par la rationalité scientifique. L’adversité soude les équipes. Celles et ceux qui ont géré la crise COVID et ses conséquences seront motivés par une volonté d’aller de l’avant, de ne pas répéter les erreurs du passé. Elles et ils seront à la fois plus humbles et plus déterminés. Dans cette Confédération à venir, l’argent ne sera plus le symbole de la réussite individuelle, mais un moyen de servir une collectivité habitée par un esprit plus solidaire.

*Paru dans Il Caffè en italien le 20 décembre 2020

Cacophonie fédéraliste

Face à la deuxième vague, les autorités fédérales et cantonales ont manqué de coordination, de détermination et d’anticipation, malgré les leçons tirées, croyait-on, de la première.

Ce printemps, le Conseil fédéral nous a joué «pandémie = droit d’urgence + mesures d’exception ». Cet automne, il a orchestré «cacophonie fédéraliste». La succession des messages relèverait de la farce si nous ne vivions pas une tragédie: Pics de contagion en Suisse romande? Que les Romands se débrouillent! Ski interdit chez nos voisins? Pas question de fermer nos stations! Les cas de COVID se multiplient en Suisse alémanique? Aïe, on propose de tout fermer à 19h et le dimanche. Et tant pis si les cantons de l’Ouest viennent de s’imposer ce dur régime et commencent à rouvrir restaurants, commerces et activités culturelles! Qui voudrait prouver que le fédéralisme est le tombeau d’une gouvernance efficace ne s’y prendrait pas autrement. Divisé comme rarement, désorienté face à l’adversité, le Conseil fédéral perd son autorité et sa crédibilité.

Fait exceptionnel, cinq cantons romands et Berne se sont unis dans une même protestation contre les mesures soumises en consultation mardi soir par le Conseil fédéral. «Il est primordial, disent-ils, que la population puisse avoir accès, sous strictes conditions, à d’autres activités que celles essentiellement liées au travail et aux achats.» Une manière polie mais ferme de dire que l’on ne gagnera pas la lutte contre la COVID avec des gens déprimés et moralement épuisés. Même si le gouvernement a entendu cette colère, il a commis une faute.

Les Tessinois et les Romands ne sont pas des Suisses de seconde zone. Il est affligeant que, dans la gestion de la pandémie, le Conseil fédéral et la majorité alémanique donnent l’impression que leurs difficultés ont été d’ordre régional et pas national.

Trois semaines après le vote sur l’initiative multinationales responsables, la séquence est désastreuse. Les Romands ont gagné le vote du peuple, mais perdu à cause de la double majorité des cantons. Non seulement leurs voix comptent moins que celles des Confédérés de Suisse centrale, mais en plus les efforts consentis tout au long du mois de novembre dans la lutte contre la pandémie ont été dans un premier temps méprisés. Cela laissera des traces, poisseuses, sur la cohésion nationale.  

Une manière de réconcilier tout le pays serait de gérer les effets financiers et économiques de la crise avec hauteur. L’état de la dette et le niveau bas des taux d’intérêt devraient permettre au Conseil fédéral de se montrer généreux dans les indemnisations comme dans les mesures de relance sectorielles. Cela pourrait dissiper les divisions, lorsque la situation sanitaire sera maîtrisée et que la crise économique déploiera toute sa férocité. Il faut hélas craindre que cette lucidité manquera, elle aussi, au Conseil fédéral.  

*Paru dans Il Caffè le 12 décembre 2020

Quand Guy Parmelin voudra bien nous parler de notre principal marché…

Nos conseillers fédéraux se sont concertés avec les ministres européens pour gérer la crise sanitaire et la réouverture des frontières. Mais sur les enjeux économiques, pas de coordination, alors que nous votons sur le maintien des accords bilatéraux avec l’UE en septembre prochain, et que Bruxelles attend depuis fin 2018 que la Suisse se détermine sur l’accord-cadre. Comme si l’évolution en cours du marché unique ne nous concernait pas. Mais que fait le ministre de l’économie?*

«L’Europe ne va pas passer un temps infini à renégocier les mêmes choses». Cet avertissement est celui de l’ambassadeur de France en Suisse. Frédéric Journes répondait aux questions de Darius Rochebin dans l’émission «Pardonnez-moi» sur l’accord-cadre, ce chapeau que l’Union européenne et la Suisse ont convenu de mettre sur les relations bilatérales, mais qui est resté suspendu en l’air depuis fin 2018.  

Genève, futur cul de sac?

Tout au long de l’entretien, diffusé le dimanche 30 mai sur la RTS, le diplomate a été empathique mais est sorti de la langue de bois. Sur la fermeture des frontières, que le confinement a permis d’expérimenter, et qui adviendrait si l’initiative de l’UDC dite «de limitation» était acceptée le 27 septembre prochain, il a noté que la France n’allait certainement pas remettre des centaines de douaniers à ses confins pour gérer les flux. Plus imagé, il a brandi le risque que des villes comme Genève, Bâle et Schaffhouse deviennent des culs de sac, tels Lubeck naguère aux portes de la RDA. L’UDC minimise ce risque, mais si nous décidions de nous couper des principes de la libre-circulation au cœur du fonctionnement du marché unique européen, nous deviendrions une périphérie, peu à peu délaissée parce que trop compliquée d’accès, non seulement pour les individus, mais aussi pour les marchandises.

Dedans ou dehors? Pour les Suisses, la marge de manœuvre face à l’UE se réduit. Le Brexit a prouvé que personne n’était obligé de rester, mais qu’il est difficile de se décoller du marché unique sans en perdre les avantages. Surtout, le plan de relance post Covid-19, actuellement en cours de négociation, démontre que l’UE compte s’aventurer sur de nouveaux terrains: l’Europe sociale, la transition énergétique et numérique, et un budget commun plus étoffé pour financer ces nouvelles ambitions. Consciente que les équilibres géopolitiques changent, l’UE envisage de revoir ses règles en matière de concurrence, qui se sont révélées particulièrement favorables aux concurrents non européens, afin de permettre l’émergence de nouveaux champions industriels.

Des taxes à la frontière

Autres changements coperniciens, la Commission pourra s’endetter, et elle songe également de prélever de nouvelles taxes à ses frontières. Voilà qui devrait réveiller l’attention des Suisses: de quel côté de cette nouvelle frontière serons nous? Thierry Breton, commissaire au marché intérieur, imagine une taxe carbone ou une taxe numérique. Cette nouvelle fiscalité toucherait les entreprises d’une certaine taille: environ 70’000 entreprises dont le chiffre d’affaires est supérieur à 750 millions d’euros.  

Dedans ou dehors?  Les sociétés suisses, qui ont créé des antennes dans les pays européens pour bénéficier en plein des avantages du marché unique, tout en gardant une fiscalité helvétique, devront dans tous les cas revoir leurs calculs.

Si le marché unique déploie son effet normatif dans de nouveaux domaines, la Suisse sera contrainte de s’y conformer pour rester compétitive. En cas de divergence de vue, elle aurait tout intérêt à pouvoir bénéficier des mécanismes prévus dans l’accord-cadre pour régler les conflits. Mais des avantages que nous procurerait cette nouvelle évolution des relations bilatérales, on en n’entend pas parler.

L’accord-cadre est vu comme une énième contrainte bruxelloise, alors que c’est au départ une idée suisse. Il n’est pas présenté comme un moyen de rester dans la course et d’éviter une marginalisation des secteurs économiques les plus prometteurs à l’avenir.

Il est tout de même curieux que nos conseillers fédéraux aient pris la peine de se coordonner avec les ministres européens pour gérer la pandémie ou la réouverture des frontières de l’espace Schengen, mais que les plans de relance annoncés par le couple franco-allemand et Bruxelles ne soient pas ouvertement commentés par Guy Parmelin comme des opportunités de fortifier nos liens avec nos principaux partenaires commerciaux. Un chef du Département de l’économie ne doit-il pas avant tout se préoccuper de la sûreté de nos débouchés commerciaux, et plus précisément du principal? M. Parmelin est-il trop occupé à supporter les foudres de son parti pour avoir dit qu’il ne soutenait pas l’initiative de limitation de la libre-circulation? 

Le confort de la zone grise, c’est fini!

Dedans ou dehors? En actant le divorce avec la Grande-Bretagne, l’UE, construction juridique, s’oblige à des clarifications qui ne souffriront pas la moindre ambiguïté. Nos accords bilatéraux nous ont installés dans une zone grise. Pas aussi bien intégrés au marché unique que les pays membres de l’espace économique européen, mais quasiment traités comme tels, eu égard à notre position géographique, et à nos liens historiques.

Il serait fâcheux que par un vote émotionnel irréfléchi sur la libre-circulation des personnes en septembre prochain, nous nous projetions de nous-mêmes dans le cercle des états tiers, pas interdits de pénétrer dans le marché unique, mais à des conditions beaucoup moins favorables que celles qui ont nourri notre prospérité depuis vingt ans.

Si l’UE décide de mieux protéger ses frontières, nous ne devons pas tarder à affirmer de quel côté nous voulons être. Pour éviter de mauvaises surprises, le conseil fédéral, sorti du droit d’urgence, devrait s’engager avec vigueur contre l’initiative de l’UDC, et commencer à marquer de l’intérêt pour la dynamique européenne qui émerge de la crise. Tout autant que la votation de septembre ou de l’accord-cadre, il en va de la pérennité de notre arrimage au grand marché du Vieux-Continent. 

Focalisation sur la Chine dépassée

Dans le grand jeu géopolitique actuel, la focalisation sur la Chine et les Etats-Unis, qui a été la nôtre ces dernières années, est devenue vaine, ringardisée par les impératifs de la crise climatique. La poursuite de cette alternative chimérique à nos attaches naturelles avec nos voisins nous conduira à de grandes déceptions. Dans les rapports de force brutaux que les deux puissances mondiales veulent imposer, notre souveraineté sera plus sûrement bafouée que dans nos liens renforcés avec une Union qui se fonde, elle, sur la primauté du droit. 

Pour paraphraser l’ambassadeur de France: L’Europe ne va pas indéfiniment attendre que nous nous décidions à agir dans notre propre intérêt. 

*Article paru le 3 juin 2020 sur le site Bon pour la tête