Le leadership européen est une hydre (et c’est tant mieux)

Ce fut la grande interrogation de 2021 : après le départ d’Angela Merkel, qui pour être le leader de l’Union européenne ? Qui pour planter ses yeux dans le regard glaçant de Poutine ou dans celui, méprisant, de Trump ou d’un de ses potentiels avatars à venir ?

Intéressons-nous d’abord à quelques candidats à cette succession. Emmanuel Macron, l’autre binôme du couple franco-allemand, apparaît naturellement en tête de liste, d’autant que la France va assumer, dès le 1er janvier et pour un semestre, la présidence du Conseil de l’Union européenne. Le président de la République est un Européen convaincu, habité par l’ambition de transformer l’UE en ce que la France n’est plus : une grande puissance politique, porteuse des idéaux humanistes et des Lumières. Toutefois, Emmanuel Macron a le défaut des ses qualités. Aux yeux de beaucoup d’autres Européens, il incarne une certaine « arrogance à la française », qui impressionne autant qu’elle exaspère. Enfin pour s’imposer parmi les 27, le magistère macronien doit surmonter l’écueil de sa réélection en avril par une majorité de Français.

C’est ainsi qu’une figure moins agaçante et plus capée sur la scène européenne s’est imposée dans cette course au leadership continental : Mario Draghi. Président du conseil depuis moins d’une année, l’ancien banquier central européen jouit d’une grande estime. N’a-t-il pas en 2012 sauvé l’euro des crocs des marchés financiers avec sa petite phrase « quoi qu’il en coûte » ?

Débarrassée pour un temps des bonimenteurs populistes qui encombrent sa vie politique, l’Italie pousse ses pions. Au moteur franco-allemand bien connu, elle vient d’ajouter le Traité du Quirinal, scellant une coopération renforcée entre Rome et Paris. Une manière d’élargir le jeu entre pays fondateurs de l’Union européenne. Mario Draghi a aussi pour lui d’incarner la perspective d’un nouveau miracle économique italien, après deux décennies d’austérité et d’absence de croissance. La péninsule reste une puissance industrielle, et les milliards d’euros des plans de relance européens devraient, grâce à l’expérimenté Draghi, lui permettre d’exprimer sa formidable créativité. Comme la chancelière, il parle peu, mais avec beaucoup d’autorité.

Alors, après le charme discret d’Angela Merkel, l’énigmatique sourire de Super Mario va-t-il personnifier la résilience du Vieux Continent ? On peut le souhaiter, tant l’intégrité et la crédibilité de Draghi sont fortes, mais il ne faut pas oublier que la vie politique transalpine place cette hypothèse à la merci d’un stupide accident d’un parcours. Fin janvier, le parlement italien doit élire un nouveau président de la République. Draghi, lui-même, avant d’être appelé au poste de premier ministre, fut longtemps pressenti pour ce poste. Président de la République, il resterait bien sûr une figure d’autorité reconnue comme celle de Sergio Mattarella avec bienveillance par les Européens, mais il ne pourrait plus jouer les premiers rôles dans les conseils européens auxquels il n’aurait plus accès.

Demeurant premier ministre, Draghi pourrait être victime d’une rupture au sein de la coalition hétéroclite qui soutient son activité gouvernementale. Sans compter que l’élection à la présidence de Silvio Berlusconi, que les partis de droite soutiennent, ruinerait le crédit que l’Italie vient à peine de reconquérir sur la scène européenne.

Formé chez les jésuites, rusé et créatif, ne craignant pas de bousculer les lignes, mais n’aimant pas les effets de manche, Mario Draghi a beaucoup d’atouts pour incarner le leadership européen, encore faut-il que les politiciens italiens ne brisent pas ses chances.

À la différence de Macron et Draghi, le nouveau chancelier allemand, Olaf Scholz, évolue dans un horizon électoral dégagé. S’il réussit à mettre en musique l’ambitieux programme de gouvernement qu’il a négocié avec les verts et les libéraux, il pourrait aussi à terme succéder à Angela Merkel dans le rôle de premier interlocuteur européen face aux puissants de la planète. Mais il est encore un peu tôt pour être certain que Scholz a l’étoffe d’un héros.

La question du leadership européen ne saurait cependant se réduire à celle du casting. Dans un monde aussi complexe que celui du 21ième siècle, la figure de l’homme ou de la femme providentiel-le apparaît très datée 20ième siècle et à bien des égards anachronique. Il conviendrait de se détacher de la perfidie attribuée à Henry Kissinger en 1970 – il y a tout de même un demi-siècle ! – « l’Europe, quel numéro de téléphone ? »

La force de l’Union européenne, mais souvent également sa faiblesse, est de coaliser 27 états. Aussi charismatique soit-il, un seul de ses dirigeants ne peut pas incarner à lui tout seul cette incroyable diversité.

Née du rejet inconditionnel des régimes fascistes et totalitaires, la construction européenne avec son système d’institutions et d’équilibre des pouvoirs démocratiques multiplie les figures légitimées à parler « au nom de l’UE », même si leurs fonctions sont différentes. Appelés à la présider six mois par tournus, tous les chefs de gouvernement des 27 états-membres peuvent revendiquer à un moment ou à un autre, compte tenu des circonstances géopolitiques, ce leadership. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, le peut également. Tout comme le président du parlement européen, David Sassoli, celui de la Cour de justice, Koen Lenaerts, ou encore le président du Conseil européen, Charles Michel. De fait, l’UE s’est développée contre le mythe du leader unique, et dans l’obsession de partager la gestion et la responsabilité des décisions communes.

On peut même dire que, dans l’esprit des résistants et des partisans qui l’ont inspirée, quand une de ses figures éminentes disparaît, une autre prend sa place pour défendre inlassablement les mêmes valeurs de l’Etat de droit. Avec toutes ses têtes, l’UE a tout de l’hydre, organisme pluricellulaire complexe, aux fortes capacités régénératrices.

Médiatiquement, cependant cette multiplicité de figures en capacité de s’exprimer,  « au nom de l’UE » est un vilain défaut. Elle cadre mal avec l’hyper-personnalisation du pouvoir et sa pipolisation. Elle rend l’actualité européenne difficile à simplifier ou à mettre en scène. Écueil supplémentaire dans la recherche d’une figure de référence, peu de personnalités restent charismatiques dans une autre langue que la leur.

Revenons au « modèle » Merkel. Si Angela Merkel s’est imposée comme la leader des positions européennes, c’est surtout dans la durée, grâce à la longévité de ses quatre mandats. Elle n’a jamais été une grande oratrice, mais elle a su faire preuve de détermination à des instants-clé (comme lors de la crise des migrants avec son « wir schaffen das » ).

Sur la scène géopolitique mondiale, face aux pouvoirs chinois, américain et russe, qui semblent si avides d’en découdre, l’Union européenne n’est pas conçue pour taper du poing sur la table. Mais, privilégiant le débat à la force, elle ne manque ni de figures ni d’arguments pour résister, sur le fond comme dans la forme, aux donneurs d’ordre qui veulent imposer une vision univoque de l’histoire.

*Article paru sur la plateforme de blogs du Temps

La voie bilatérale unilatérale

Depuis 30 ans, la Suisse est bousculée par une construction européenne toujours plus structurée. Alors que notre petit pays neutre devrait se réjouir que l’Union soit un facteur de paix et de prospérité partagées entre 27 états, il a développé une méfiance irrationnelle : cette chose qui a grandi à nos frontières, cette Union européenne, menacerait notre indépendance et notre souveraineté.

L’abandon de l’accord-cadre ce 26 mai est l’aboutissement de cette lente montée de la paranoïa. Il est une suite logique de l’hégémonie de l’UDC sur les autres partis gouvernementaux. Dans la conception de sa politique européenne, le Conseil fédéral a longtemps cherché à interpréter, voire à tordre, les diktats de l’UDC. L’élection de deux ministres au sein du collège, obtenue de haute lutte par les Blochériens, devait tôt ou tard se solder par une rupture avec Bruxelles. L’enterrement de l’accord institutionnel est aussi celui du système de concordance.

Du coup, le poids de la responsabilité de toutes les conséquences négatives qui vont émerger peu à peu, ne va plus reposer sur les épaules des partisans pragmatiques du compromis, mais sur celles des nationalistes populistes et des syndicalistes qui les ont appuyés. C’est un changement majeur.

Pour minimiser la portée de son choix, le Conseil fédéral revendique la négociation d’accords sectoriels au cas par cas et promet de reprendre unilatéralement du droit européen – sans la moindre garantie de réciprocité ! Cassis, Parmelin et Keller-Sutter inventent la voie bilatérale unilatérale. Berne va désormais mendier un peu d’attention de la Commission pour résoudre les problèmes. Pour un pays qui prétend à un respect de sa souveraineté supérieur à celle des autres, cela manque singulièrement de dignité.

Nous en sommes là : à espérer que les Européens seront gentils avec nous. Il est à craindre que ceux-ci ne nous traitent plus que comme un banal état tiers. En jetant sept ans de discussions à la poubelle, nous avons perdu à leurs yeux notre crédibilité et notre fiabilité.

Forte de son succès économique, l’UE avance peu à peu vers une plus grande intégration politique. La mutualisation des dettes pour financer les plans de relance constitue un coup d’accélérateur. Cette dimension politique de l’UE, la Suisse ne la comprend pas. Il est déroutant qu’un pays pétri de fédéralisme et du principe de subsidiarité s’imagine mieux défendre sa souveraineté en boudant les institutions supérieures où se prennent les décisions qui l’influencent quotidiennement. Est-ce que, depuis 1848, un seul canton a jamais envisagé de ne plus envoyer de représentants à Berne pour y faire valoir son point de vue et ses intérêts ? Nous devrions participer aux institutions européennes de plein droit. Notre histoire nous conduisait naturellement à devenir membre de l’UE Depuis 30 ans, nous faisons fausse route, et inventons des chemins de traverse. Gare à la chute.  Car, comme nous sommes, grâce à notre accès au marché unique, une des régions les plus prospères d’Europe, nous risquons de tomber de haut.

*Texte paru en italien dans Il Caffè le 29 mai 2021

Débat sur la souveraineté de la Suisse

Le 10 mars 2021, la Fondation Jean Monnet pour l’Europe a organisé un dialogue ayant pour titre « Quelle souveraineté suisse ? ». Kevin Grangier, président de l’UDC Vaud et membre du comité de l’ASIN, et Chantal Tauxe, vice-présidente du NOMES Suisse, ont ainsi pu débattre de leur vision de la souveraineté et des défis qui y sont liés.

À l’origine du mobbing d’Ignazio Cassis

On attendait mieux de Ignazio Cassis. Un style nouveau. De la détermination. Une direction.Près de 3,5 ans après son élection, on est obligé de constater que son style est hésitant, plein de maladresses. Comme chef du Département des affaires étrangères, il n’exprime pas de conviction forte, ni n’a été capable de proposer un nouveau storytelling sur l’avenir du pays, le «reset» qu’il avait annoncé.*

En matière de politique européenne, il laisse le champ libre au parti auquel il doit son élection, l’UDC. Son incroyable mutisme sur le sujet mine le chemin d’une approbation de l’accord-cadre, avec toutes sortes de bombes à retardement.

Il devait fédérer les Suisses autour d’une vision commune de leur place en Europe, il lasse et désespère par l’absence d’action forte.

On en vient à se demander ce qu’il est venu faire dans cette galère, à part satisfaire la légitime aspiration des Tessinois à être représentés au gouvernement.

S’il n’étoffe pas son bilan d’ici à 2023, il risque de faire les frais d’un nouveau recul de son parti aux élections fédérales. Si le PLR ne devait plus disposer que d’un seul siège, alors c’est lui qui devrait être sacrifié et pas la brillante Karin Keller-Sutter, extrapolent les amateurs de «toto-ministri» .

Ce mobbing soulève quelques objections. Il n’est pas exclu que la nouvelle Secrétaire d’Etat, Livia Leu, revienne de Bruxelles avec des clarifications sur l’accord-cadre, qui le rendent «vendable» au peuple souverain. L’effet de – bonne – surprise pourrait permettre à Cassis de revenir sur le devant de la scène comme l’homme qui a enfin tranché le nœud gordien de la politique suisse. L’étalage de son euro-scepticisme jusqu’ici en ferait un défenseur crédible de l’accord, en mode «si je vous recommande de l’accepter, c’est parce que nous avons finalement obtenu ce que nous souhaitions». Un scénario optimiste, mais pas impossible, tant les virages à 180 degrés caractérisent notre politique européenne.

Ensuite, en 2022, le Tessinois sera président de la Confédération. Cette année de primus inter pares booste en général la cote de popularité d’un ministre.

Enfin, les rapports de force au sein du PLR ne sont pas aussi défavorables, sur le papier, à Cassis. Il est le représentant des PLR latins, dont les scores sont très supérieurs en Suisse romande et au Tessin à ceux des Alémaniques : plus de 20% de parts électorales en 2019 contre 13%.

Un autre point relativise la mauvaise performance de Cassis. Au départ de Micheline Calmy-Rey en 2011, le PLR a absolument voulu reprendre le DFAE et la politique européenne depuis trop longtemps en mains du PS et du PDC. Or, le plus vieux parti de Suisse n’a pas de vision pour la politique étrangère, et encore moins sur les enjeux européens, qui excède la défense des intérêts économiques, même si Didier Burkhalter s’est illustré avec plus de panache que son successeur sur la scène internationale. C’est ce déficit de réflexion et d’ambition que paie actuellement le libéral-radical Cassis, placé dans ce Département un peu par défaut. Quel gâchis.

*Texte paru en italien dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè

Âge de la retraite des femmes et égalité salariale: prendre les choses dans le bon ordre

En matière de statut des femmes, l’actualité nous offre un intéressant carambolage :

  • On commémore ce 7 février les 50 ans de l’introduction du suffrage féminin sur le plan fédéral, ce qui amène tout naturellement à tirer un bilan des conquêtes féministes (voir également l’article précédent). En matière d’égalité salariale, l’exercice est particulièrement attristant : les femmes gagnent 19,6% de moins que les hommes dans le secteur privé ; dans le secteur public, l’écart n’est « que » de 16,7%.
  • Vendredi dernier, une commission du Conseil des Etats a proposé de raboter les compensations prévues pour les femmes dans le cadre du projet AVS21 visant à aligner l’âge de la retraite à 65 ans pour les deux sexes. La manœuvre a suscité l’ire de l’Union syndicale suisse et une pétition en ligne déjà signée par 200 000 indigné-e-s.
  • Les femmes PLR s’apprêtent à lancer ce même 7 février leur initiative pour l’imposition individuelle, énième tentative de mettre à fin à la pénalisation fiscale des couples mariés. Le problème a été identifié en 1984, mais aucune solution satisfaisante n’a pu y être apporté.  

Le relèvement de l’âge de la retraite des femmes est un vieux serpent de mer. La démographie plaide pour cet alignement : les femmes vivent plus longtemps que les hommes. Mais les réalités économiques et financières des principales concernées constituent un puissant obstacle. Si réellement, le Conseil fédéral souhaite imposer cette réforme, alors il devrait prendre les choses dans le bon ordre.

Dix ans après l’introduction du suffrage féminin, l’égalité entre hommes et femmes a été inscrite dans la Constitution. Dès 1981, le principe « à travail égal, salaire égal «  aurait dû être systématiquement appliqué. Or il ne l’est pas, malgré moult débats, et plusieurs grèves féministes. Si toutes les femmes gagnaient autant que leurs confrères de bureau ou d’atelier, elles cotiseraient plus à l’AVS et au deuxième pilier, ce qui résoudrait en partie les problèmes de financement de ces institutions. En cas de divorce, elles seraient mieux armées pour faire face au risque de pauvreté, qui les impacte directement dans la plupart des cas elles et leurs enfants. De manière générale, tout au long de leur vie, elles auraient moins besoin de recourir aux dispositifs d’aide sociale, de subventions ou de prestations complémentaires.

Dans un premier temps (dans les années 1980 et 1990), comme souvent en Suisse, on s’est persuadé que l’égalité salariale s’imposerait vertueusement avec le temps. Nous sommes quarante ans plus tard, et le temps n’a pas fait son œuvre. Le législateur non plus, ou alors très mollement. Rien de contraignant, des incitations qui n’incitent pas beaucoup d’employeurs, même si des outils de certification ont été développés pour aider les entreprises à voir clair dans leur politique salariale.

Ce manque de bonne volonté de la part de la classe politique comme des entreprises est tout simplement scandaleux. Il relève d’un souverain mépris des femmes et de leurs compétences.

Avant d’envisager d’augmenter l’âge de la retraite des femmes, le Conseil fédéral et le Parlement devraient donc imposer l’égalité salariale, en donnant un ultime délai de 1 an aux employeurs pour appliquer ce principe constitutionnel. Passé ce délai, toute entité ne pouvant certifier qu’elle respecte l’égalité salariale devrait être durement sanctionnée. Les lésées devraient pouvoir percevoir leur manque à gagner avec un effet rétroactif, dès leur engagement.

Deuxième étape sur cette feuille de route, mettre fin à la pénalisation fiscale des couples mariés. Et donner aux couples concernés quelques années de répit. Tout au long de leur vie active, les femmes que l’on prétend faire travailler jusqu’à 65 ans, alors qu’elles sont proches de leur 64 ième anniversaire, sont aussi celles qui ont trop payés d’impôts depuis 1984. Il faudrait éviter que cette génération, née entre 1959 et 1967, soit pénalisée encore une fois. Le calendrier du passage à 65 ans devrait être annoncé au moins 5 ans avant qu’il ne déploie ses premiers effets.

En voulant mettre la charrue avant les bœufs, l’âge de la retraite des femmes à 65 ans alors que l’inégalité salariale entre les sexes reste aussi scandaleusement patente, le Conseil fédéral programme son échec en votation populaire. Il programme tout autant l’accumulation de problème irrésolus dans le financement des retraites. Ce qui est particulièrement irresponsable.

Enfin, sans action plus déterminée sur cet enjeu de justice sociale élémentaire, il laisse ouverte une question que les historiens peineront à trancher à l’avantage de la Suisse : comment se fait-il que cette petite démocratie exemplaire que prétend être la Confédération ait tant pétouillé à accorder aux femmes leur dû, tout au long du XX ième siècle, et du XXI ième siècle, encore et toujours ?

Aussi longtemps qu’on se réjouira de briser les plafonds de verre…

L’historienne Brigitte Studer le rappelle dans « La conquête d’un droit. Le suffrage féminin en Suisse »* : il aura fallu près de 90 votations – communales, cantonales et fédérales – et 120 ans pour que les femmes suisses obtiennent en 1971 ce que les hommes avaient obtenu en 1848. Quand l’histoire avance si lentement, il ne faut pas s’étonner que la parité relève encore dans notre pays de l’utopie. Il en sera ainsi aussi longtemps que nous nous réjouirons qu’une femme brise un plafond de verre en devenant première ceci ou cela. Cette attention à une bienheureuse rupture avec la routine signalera que la progression des femmes reste une exception.**

Dans ce bilan des succès et des défaites de la cause féminine, permettez-moi d’employer le « je ». Ma mère n’avait pas le droit de vote fédéral quand je suis née. Le canton de Vaud le lui avait toutefois accordé sur le plan communal et cantonal. Je le dis souvent à mes filles : on revient de loin !

Quand je fus nommé cheffe de la rubrique Suisse dans un quotidien romand, les assistantes de direction me dirent leur émotion parce que c’était la première fois qu’une femme était placée à la tête d’une rubrique sérieuse et pas des pages féminines ou culturelles. C’était dans les années 1990.

Ma génération est celle qui a bénéficié de la démocratisation des études, et nous fûmes nombreuses à accéder à des postes intéressants, à concilier une vie professionnelle exigeante avec les joies de la maternité. Cette arrivée massive de jeunes femmes aussi bien formées que les hommes dans les entreprises et les administrations est un des succès les plus notables de l’après 1971. Le Kinder, Küche, Kirsche qui avait enfermé tant de mères à la maison appartient au passé, ou relève d’un choix personnel. Ce n’est plus une fatalité.

Par contre, dans ce monde professionnel, ma génération a désagréablement découvert qu’à travail égal, le salaire n’était pas égal. L’écart se résorbe avec le temps, mais il demeure trop important. Le manque de volonté politique, mais aussi du monde entrepreneurial, pour imposer cette équité de traitement reste un scandale auquel on s’est habitué. De ces salaires plus bas découlent de nouvelles inégalités en cas de divorce ou au moment de la retraite, qui limitent d’autant l’indépendance et le destin des femmes.

L’autre grande défaite féminine – à moins qu’il ne s’agisse au fond d’une défaite masculine – est le sexisme persistant dans l’espace et le débat publics. L’ampleur du phénomène de harcèlement sexuel est également décevant : 40 ans après l’inscription dans la Constitution fédérale du principe de l’égalité entre les sexes, il se trouve toujours des hommes qui se croient autorisés à considérer les femmes comme une chose qu’ils peuvent ennuyer et humilier.

Quand donc l’égalité des chances et l’égalité de dignité seront-elles effectives ? Il faudra encore quelques vagues violette à tous les niveaux de pouvoir économiques et politiques. Pensez qu’il se trouve encore des cantons sans conseillère d’Etat. Quel archaïsme !

*Paru aux éditions LIVREO/ALPHIL 

**Article paru le 31 janvier en italien dans l’hebdomadaire tessinois Il Caffè

Brexit doesn’t mean accord-cadre

En juillet 2016, la petite phrase de Theresa May, scandée comme un mantra, fit date : « Brexit means Brexit ». Par cette tautologie, la première ministre britannique, nouvellement installée au 10, Downing Street, voulait alors signifier que son pays allait sortir de l’Union européenne.  

C’est un point important que semblent oublier les opposants suisses à l’accord-cadre institutionnel avec l’UE, qui louent le deal scellé à la veille de Noël par Boris Johnson et en déduisent une « humiliation » pour nos diplomates helvétiques : les Britanniques ont voulu s’éloigner de l’UE, alors que toute la politique étrangère de la Suisse depuis 30 ans vise à s’en rapprocher. Le mouvement est exactement inverse. Ils ont voté pour diverger, nous avons voté une dizaine de fois depuis l’an 2000 pour converger.

Négociateur pour les 27, le Français Michel Barnier a concédé à la Grande-Bretagne un accord de libre-échange ample et avantageux, à la hauteur de la densité des liens qui ont uni les partenaires pendant 47 ans ; leurs échanges (biens et services) pèsent 700 milliards d’euros par an. Mais ce n’est qu’un accord de libre-échange (il ne règle pas le secteur des services). Les accords bilatéraux qui organisent les relations entre la Suisse et l’UE couvrent plus de thèmes (comme la libre-circulation des personnes, Schengen et Dublin, Erasmus,… ) et offrent plus d’avantages. Ils abolissent les contrôles aux frontières là où un accord de libre-échange les maintient. Pour l’heure, le deal de Noël ne prévoit ni taxes, ni quotas pour l’échange des marchandises, mais si les Britanniques mettaient en oeuvre des politiques sur le plan social, environnemental ou fiscal jugées déloyales en termes de concurrence, l’UE pourrait imposer des droits de douane. S’en suivraient  – s’en suivront, c’est certain – toutes sortes de mesures de rétorsions, de contentieux et de demandes d’arbitrage. Plein de grains de sables, de contrariétés, de retards et d’attentes, là où les entreprises ont pris l’habitude de travailler avec l’horizon dégagé et un cadre légal clair. Pas très bon pour le développement du business.

Boris Johnson est très fier d’échapper désormais à la juridiction de la Cour de justice européenne. En cas de conflit commercial avec l’UE, les parties auront recours à une procédure d’arbitrage. C’est ce qui fait dire à nos souverainistes helvétiques que notre diplomatie, qui n’a pas obtenu cela, est « humiliée ».  L’accord-cadre souhaité par la Suisse a pour but de renforcer et fluidifier notre accès au marché unique. L’UE, qui a développé et unifié son marché en s’appuyant sur les arrêts de la Cour chargée de trancher les zones d’ombre laissées dans les traités et les directives européennes par les élus, ne peut pas laisser d’autres instances que les siennes interpréter SON droit. Pourquoi concèderait-elle à un état non-membre la possibilité de rendre une décision contraire à sa propre jurisprudence, et à déclencher ainsi un chaos juridique ?

Mais avant qu’une sentence défavorable à la Suisse ne tombe, l’accord-cadre prévoit maintes possibilités de faire valoir notre point de vue, et de régler un éventuel contentieux à l’amiable sans solliciter l’interprétation de la Cour. In fine, si le comité sectoriel puis le tribunal arbitral paritaire devaient échouer à trouver une solution, la Suisse jouirait devant la Cour des mêmes droits que les états-membres pour se faire entendre. Nos négociateurs ont obtenu le contraire d’une humiliation, ils ont décroché la possibilité pour la Suisse de défendre notre point de vue en dernière instance.

Brexit et accord-cadre ne signifient décidément pas du tout la même chose. Le grand travestissement de leur contenu respectif sème la confusion dans un dossier où le Conseil fédéral peine déjà passablement à apporter clarté et détermination. Il serait plus que temps que le chef du Département des affaires étrangères, Ignazio Cassis, s’exprime et lève les ambiguïtés.

Le départ des Britanniques a soudé les 27 dans la défense de leurs intérêts communs. Leur présence a longtemps empêché l’UE de progresser dans l’intégration politique, Londres ne voulant voir que la finalité économique de la construction européenne. Berne doit capter l’importance de ce tournant et se confronter à la question qu’elle esquive depuis la signature du Traité de Rome : avec les Européens, le rapprochement ne saurait être pour la Confédération seulement de nature économique, il sera à l’avenir de plus en plus de nature politique. Dans la géopolitique mondiale actuelle et face au défi climatique, le Sonderfall et la neutralité – si celle-ci a jamais réellement existé – sont périmés.

La Suisse qui viendra, plus humble et plus collective

Georges-André Chevallaz avant d’être conseiller fédéral avait écrit un manuel d’histoire, où il développait l’idée d’une nation à contre-courant des autres, échappant aux fracas du monde. La Suisse qui vient fera éclater cette bulle idéologique et les illusions de splendide isolement qu’elle a nourries.

Notre pays va avoir de plus en plus conscience de participer à la même histoire que ses voisins. Finies les politiques de niche, liées à l’exploitation des frontières et des différences exacerbées par les arguties des juristes. L’exceptionnalité du destin helvétique aura été une parenthèse, ouverte par la première guerre mondiale et refermée, un gros siècle plus tard, par les problèmes dérivant du réchauffement climatique.

La Confédération, épargnée par les conflits, est devenue allergique aux risques et à l’incertitude. Elle a développé un système d’assurances et de réassurances unique au monde. Or, le réchauffement climatique qui fait fondre le permafrost va générer de plus en plus de catastrophes sur le territoire national : éboulements, crues, avalanches, incendies,… Contre ces risques naturels, la Suisse va mesurer son impuissance. La conquête des sommets et des vallées qui a repoussé les limites des zones habitées et exploitées par l’homme va être puissamment remise en question. Nos montagnes étaient notre refuge, un réduit aussi mythique que protecteur. Il va falloir les désinvestir et tenter de mieux protéger ceux qui persisteront à y vivre.

Notre état libéral va devoir ainsi se muscler fiscalement. Pour affronter les défis de la transition énergétique, pour combler les inégalités creusées par la crise, pour réparer une société ébranlée dans ses certitudes par la dureté de la pandémie, l’état devra disposer de plus de moyens financiers. Il s’agira d’inventer une nouvelle fiscalité digne de l’ère numérique qui a révolutionné les modes de production, de distribution et d’enrichissement.

Dans cet exercice d’adaptation aux contraintes de l’époque, la Suisse devra trouver des solutions avec les autres pays. Elle devra comprendre que la vraie souveraineté consiste à savoir bien gérer l’interdépendance, plutôt que de croire que l’on peut avoir raison tout seul.

À la Suisse qui apparaîtra d’ici quelques années, plus vieille mais aussi plus consciente de sa démographie cosmopolite, il faudra des hommes et des femmes, une classe dirigeante animée par le bien commun, guidée par la rationalité scientifique. L’adversité soude les équipes. Celles et ceux qui ont géré la crise COVID et ses conséquences seront motivés par une volonté d’aller de l’avant, de ne pas répéter les erreurs du passé. Elles et ils seront à la fois plus humbles et plus déterminés. Dans cette Confédération à venir, l’argent ne sera plus le symbole de la réussite individuelle, mais un moyen de servir une collectivité habitée par un esprit plus solidaire.

*Paru dans Il Caffè en italien le 20 décembre 2020

Cacophonie fédéraliste

Face à la deuxième vague, les autorités fédérales et cantonales ont manqué de coordination, de détermination et d’anticipation, malgré les leçons tirées, croyait-on, de la première.

Ce printemps, le Conseil fédéral nous a joué «pandémie = droit d’urgence + mesures d’exception ». Cet automne, il a orchestré «cacophonie fédéraliste». La succession des messages relèverait de la farce si nous ne vivions pas une tragédie: Pics de contagion en Suisse romande? Que les Romands se débrouillent! Ski interdit chez nos voisins? Pas question de fermer nos stations! Les cas de COVID se multiplient en Suisse alémanique? Aïe, on propose de tout fermer à 19h et le dimanche. Et tant pis si les cantons de l’Ouest viennent de s’imposer ce dur régime et commencent à rouvrir restaurants, commerces et activités culturelles! Qui voudrait prouver que le fédéralisme est le tombeau d’une gouvernance efficace ne s’y prendrait pas autrement. Divisé comme rarement, désorienté face à l’adversité, le Conseil fédéral perd son autorité et sa crédibilité.

Fait exceptionnel, cinq cantons romands et Berne se sont unis dans une même protestation contre les mesures soumises en consultation mardi soir par le Conseil fédéral. «Il est primordial, disent-ils, que la population puisse avoir accès, sous strictes conditions, à d’autres activités que celles essentiellement liées au travail et aux achats.» Une manière polie mais ferme de dire que l’on ne gagnera pas la lutte contre la COVID avec des gens déprimés et moralement épuisés. Même si le gouvernement a entendu cette colère, il a commis une faute.

Les Tessinois et les Romands ne sont pas des Suisses de seconde zone. Il est affligeant que, dans la gestion de la pandémie, le Conseil fédéral et la majorité alémanique donnent l’impression que leurs difficultés ont été d’ordre régional et pas national.

Trois semaines après le vote sur l’initiative multinationales responsables, la séquence est désastreuse. Les Romands ont gagné le vote du peuple, mais perdu à cause de la double majorité des cantons. Non seulement leurs voix comptent moins que celles des Confédérés de Suisse centrale, mais en plus les efforts consentis tout au long du mois de novembre dans la lutte contre la pandémie ont été dans un premier temps méprisés. Cela laissera des traces, poisseuses, sur la cohésion nationale.  

Une manière de réconcilier tout le pays serait de gérer les effets financiers et économiques de la crise avec hauteur. L’état de la dette et le niveau bas des taux d’intérêt devraient permettre au Conseil fédéral de se montrer généreux dans les indemnisations comme dans les mesures de relance sectorielles. Cela pourrait dissiper les divisions, lorsque la situation sanitaire sera maîtrisée et que la crise économique déploiera toute sa férocité. Il faut hélas craindre que cette lucidité manquera, elle aussi, au Conseil fédéral.  

*Paru dans Il Caffè le 12 décembre 2020

Comment être un média romand?

La reprise du quotidien Le Temps par la fondation Aventinus comme le débat sur la localisation de la production de la RTS entre Genève et Ecublens-Lausanne pose une même question : comment porter la dimension romande, sans tomber dans le provincialisme ?

Concevoir un projet éditorial pour les Romands nécessite de reconnaître qu’une identité romande existe. Et c’est souvent là que cela se gâte. Se revendiquer « romand » est vu par beaucoup comme un provincialisme ridicule, une entorse à l’identité cantonale ou locale, souvent plus marquée, ou encore un acte de défiance contre les Alémaniques. Cela peut même être perçu comme un archaïsme compte tenu de la part non négligeable de la population d’origine étrangère.

Il faut donc surmonter ces préjugés, admettre que nos identités sont un mille-feuilles et que la couche de crème « romande » est un ingrédient indispensable à la saveur du tout.

Il faut ainsi assumer notre appartenance à l’aire francophone. Nous sommes des Suisses qui parlons français, nous nous exprimons dans la langue d’une des plus grandes cultures européennes, mais pas la même que celle de la majorité alémanique de notre pays. Nous sommes des francophones, mais notre culture politique et notre économie n’ont pas grand-chose à voir avec les modèles hexagonaux, elles sont helvétiques.

A cette superposition, il faut ajouter le poids des identités cantonales et un rapport à l’histoire de la Confédération longtemps différent, mais qui converge depuis 1848 dans la reconnaissance que les six cantons de l’ouest de la Suisse constituent une entité assez relevante pour justifier qu’on lui accorde une représentation minimale au gouvernement, et à la tête des principales structures de commandement du pays. Les cantons de l’Est ou du Centre ne jouissent pas de cette garantie.  

De quoi est constituée l’ »identité » romande ? Là encore, on se gardera de prétendre que les caractéristiques des Suisses de l’Ouest sont exclusives et impérativement cumulatives. On mettra en avant l’ouverture au monde, la curiosité de l’ailleurs ET les pieds dans les terroirs. Les influences sont multiples. Il faut tenir compte du grand brassage démographique depuis l’après seconde guerre mondiale comme de l’histoire plus ancienne qui a marqué l’évolution des paysages et le développement urbain. Les Romands sont un mélange d’austérité protestante et de bonhomie catholique. Ils ont l’habitude d’intégrer sereinement les populations venues d’ailleurs depuis l’époque du refuge des huguenots. Il demeure chez eux une humilité de paysans et de vignerons oeuvrant sur des terres difficiles, et un goût de la recherche scientifique. Ils constituent une population industrieuse, amoureuse du travail bien fait et de la précision. Ils sont un peuple de lecteurs et de festivaliers, autant attachés à l’exercice de l’introspection solitaire qu’au plaisir des fêtes collectives.

Minoritaires face à Berne, Zurich et Paris, ils affichent un certain sentiment de supériorité lorsqu’ils soulignent que leur coin de Suisse est une région européenne prospère et dynamique, qui n’a pas grand-chose à envier aux grandes capitales, mais cette fierté se teinte de beaucoup d’autodérision.

Pour des médias qui souhaitent embrasser « romand », il y a donc largement de quoi faire en recombinant toutes ces caractéristiques pour trouver des angles originaux, sans menacer les quotidiens cantonaux, comme la crainte semble émerger devant l’intention exprimée par la fondation Aventinus de repositionner Le Temps dans les cantons.

L’approche fédéraliste, canton par canton, traditionnellement pratiquées par les rédactions, méconnaît le dynamisme des villes et des petites villes en particulier. Le développement urbain comme les conséquences de la transition énergétique doivent mieux s’imposer dans l’agenda des rédactions, comme ce fut le cas il y a quelques années de l’essor de la place scientifique romande autour de l’EPFL. Ces problématiques doivent être abordés par de là les échéances institutionnelles. À quand, par exemple, un magazine de la RTS traitant des enjeux de la densification urbaine tant sur le plan climatique que social ? La politique a ses rendez-vous réguliers, la culture, la consommation, l’économie, la science, la santé et même la montagne, mais pas les mutations de notre environnement de vie immédiat.  

Les discussions sur le financement des médias (la campagne de votation sur l’initiative No Billag comme les réflexions sur l’aide à la presse qui ont notamment induit la création d’Aventinus) ont un point commun : garantir la diversité des points de vue, afin que les citoyens puissent se former une opinion. Elles assignent donc aux médias à vocation romande la mission d’animer le débat démocratique ponctuellement dans les cantons où sont déjà à l’œuvre quotidiennement d’autres médias, dont c’est la vocation première.

Cela exige des rédactions à ambition romande de ne pas se contenter de singer la presse cantonale (de manière plus aléatoire et moins bien informée qu’elle), mais de traiter d’autres sujets, d’enquêter dans des domaines inédits, d’amener d’autres points de vue, de mobiliser d’autres interlocuteurs, de cultiver d’autres réseaux, d’amener d’autres clés de lecture, d’oser des comparaisons et des liens pertinents entre dossiers. Bref, d’approfondir là où trop souvent on résume les développements amenés par la presse locale.

La Suisse romande se caractérise par une grande diversité de talents dans tous les domaines. Pourtant, trop souvent, ce sont les mêmes personnalités qui s’expriment et sont invitées sur les plateaux donnant aux débats un furieux goût de déjà-vu. Repérer les personnalités émergentes dans les cantons demande du temps et une ambition constante de renouvellement. Sur ce point, la RTS, la télévision principalement, a une grande marge d’amélioration, indépendamment de la localisation exacte de ses studios de production à un point ou l’autre de l’arc lémanique.

Animer le débat, dans une émulation vivifiante avec les médias cantonaux, suppose des moyens, mais surtout le goût du débat, de la confrontation des idées, qui n’est pas un exercice de neutralité et d’équilibrisme comptable. Il s’agit aussi d’avoir le courage d’affirmer des convictions et de se frotter à celles des autres afin de les faire exister.

À ce stade de la réflexion, il n’est peut-être pas inutile de revenir sur la notion de « projet éditorial », plus facile à déterminer pour une rédaction comme celle du Temps que pour la TSR, soumise aux règles de la concession. On rappellera juste que la RTS renonça à l’usage de « radio télévision suisse romande » en 2010, ce qui rétrospectivement peut expliquer les critiques récurrentes contre ses difficultés d’ancrage.

Ces deux dernières décennies, au fil des restructurations budgétaires et des licenciements, le concept même de « projet éditorial » est devenu dans bien des rédactions romandes un gros mot, une sorte de luxe désuet, une ambition que l’on ne pouvait plus se payer, ou alors un truc interprété selon la seule logique marketing. On est passé du « qu’avons-nous à dire ? » à « quels publics viser ? « . Cette approche acratopège et clientéliste devait sauver la presse, ce qui a manifestement échoué.

La couverture de l’actualité quotidienne est une quête de sens, dont il faut admettre la subjectivité mais qui doit être pratiquée honnêtement avec les outils et la déontologie du métier. On ne veut pas seulement savoir ce qui s’est passé, mais aussi comprendre les causes et les conséquences.

Le projet éditorial sert à affirmer les valeurs qu’une rédaction veut défendre, les missions qu’elle s’assigne, les priorités qu’elle se donne. Dans le flux incessant d’informations qui nous submerge, il est la pierre angulaire qui permet de faire des choix, de pouvoir les justifier, d’établir une hiérarchie des nouvelles traitées, de proposer des clés d’analyse liées entre elles par une certaine vision du monde. Il suppose que l’on soit un tant soit peu attaché à la notion de cohérence. En cas de divergences profondes, il permettra de cadrer le débat, et pas seulement de l’organiser comme on aligne des briques pour monter un mur. Le projet éditorial implique que les journalistes se sentent responsables de ce qu’ils véhiculent comme idées et visions du monde, et qu’ils ne se considèrent pas comme des scribes captant l’air du temps. Le projet éditorial donne un sens au travail des journalistes dans la durée. Il ne doit pas être un étouffoir, mais servir de balise. Il doit permettre de savoir d’où l’on parle, indépendamment de l’adresse postale.

Un grand média est ainsi à la fois support et diffuseur d’une identité, d’une culture, d’une Weltanschauung.  Le défi pour Le Temps comme pour la RTS est de réussir à « faire romand », dans une époque où le numérique a bousculé les pratiques journalistiques comme les usages du public, et profondément remis en cause les sources de financement. 

Grâce à l’apport d’une fondation pour les uns, de la redevance pour les autres, ces deux médias vont avoir la chance de pouvoir innover et décliner le meilleur d’une production journalistique ambitieuse sur différents supports et selon des temporalités plus souples que l’édition quotidienne ou la grille horaire des programmes. C’est un rare privilège qui n’a de sens que si on veut bien admettre qu’il est au service des Romands, au sens civique du terme, qui leur permette de s’épanouir comme citoyens et comme individus. Dans l’espace médiatique numérique infini, qui est devenu le nôtre,  ils sont en effet les seuls à pouvoir nous offrir  une Weltanschauung romande.