La Suisse au coeur de la construction européenne: une perspective dans la longue durée

La Maison de l’Europe transjurassienne m’a invitée à donner une conférence sur « La Suisse au coeur de la construction européenne ». C’était le jeudi 15 mars à Neuchâtel. Voici le texte de cette conférence.

Mesdames, Messieurs,

Grand merci pour votre invitation et votre accueil.

Récemment, j’ai partagé sur les réseaux sociaux une carte de l’Union Européenne (UE)  annonçant la fin du roaming en indiquant que la Suisse faisait tache. Nous n’allons en effet pas profiter de cette décision de l’UE favorable aux consommateurs.

Patatras, un Monsieur fâché mais anonyme m’a accusé d’être une mauvaise Suissesse pour oser qualifier mon pays de tache.

Une tache, c’est un petit espace qui diffère de son environnement immédiat.

Cette tache, cette petite enclave qui échappe à la couleur alentour, je l’ai aussi vue à Londres, au musée dédié à Winston Churchill dans le bunker sous l’immeuble du Foreign Office.

Il y avait une carte du continent avec tous les pays dominés par les puissances de l’Axe, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste.

Et au milieu ce petit pays qui par une sorte de miracle, la providence, dira l’historien et conseiller fédéral Georges-André Chevallaz, échappa à la guerre.

Vous savez qu’après guerre Churchill a pris la défense de la Suisse, il a dit à quel point cela avait été encourageant pour les Britanniques de voir qu’un petit ilôt démocratique subsistait au milieu de la barbarie.

Face aux Américains et aux Soviétiques qui n’avaient pas beaucoup d’estime pour notre neutralité, sachant qu’elle n’avait pas été aussi étanche qu’on a bien voulu le prétendre par la suite, Churchill nous a défendus.

Pourquoi cette introduction historique ?

Parce que je suis historienne de formation, universités de Lausanne mais aussi de Neuchâtel  – je crois que c’est le moment de le souligner…

Mais surtout parce que je crois que l’on ne comprend rien au dossier Suisse-Europe si on ne le considère pas dans la longue durée.

Avant d’être une donnée historique ou politique, c’est un fait géographique, les territoires des Confédérés, en 1291 comme en 1848, sont au cœur du continent.

Jusqu’à l’invention des avions, mais même après, notre vocation est de faire passer les cols alpins aux marchandises dans le flux Nord-Sud ou Sud/Nord, dans cet arc de création de richesse qui part de l’Italie et s’étend jusqu’à Londres, Amsterdam, le long du Rhin, un arc de villes marchandes qui a constitué un des vecteurs de prospérité sur la longue durée parmi les plus remarquables de l’histoire humaine.

Le point que je veux souligner? En s’émancipant de la tutelle des empereurs Habsbourg, les premiers Suisses ne se referment pas sur eux-mêmes, ils veulent au contraire tirer parti de leur situation et en encaisser les bénéfices, c’est-à-dire à cette époque les péages et tous les coûts liés au trafic des marchandises, aux transbordements nombreux.

Les Suisses ne sont pas devenus riches tous seuls.

Ils ont d’ailleurs mis du temps à le devenir vraiment.

Les Suisses se sont enrichis en vendant leurs services, leurs marchandises, et leurs mercenaires.

Sans les autres pays européens, il n’y a pas de Suisse viable.

Ce qui est vrai du commerce et de l’économie, l’est aussi de la formation, de l’éducation.

Longtemps les Suisses qui voulaient apprendre, se former au plus haut niveau, ont dû s’expatrier, les Alémaniques se formaient dans les universités allemandes, et même un patriote vaudois comme Frédéric-César de la Harpe se forma dans une université allemande.

Et l’on sait bien aussi, sur le plan culturel, à quel point nos artistes ont cherché la reconnaissance à l’étranger.

Depuis 25 ans, un parti suisse, un parti gouvernemental,  nous dit que la Suisse se fourvoie en voulant approfondir et institutionnaliser les liens avec nos voisins.

Et si c’était lui, et si c’était l’UDC qui se trompait ?

Une remarque sur nos voisins, sur nos partenaires européens, à quelques petites exceptions près, ils ont tous décidé de se lier au sein de l’Union européenne. Ils ont constitué depuis 60 ans une communauté de destin. L’Europe est ainsi devenue la principale puissance mondiale, en termes de prospérité partagée et d’innovation.

On peut porter sur l’UE un regard critique, cet objet politique à nul autre pareil a engrangé beaucoup de succès, mais beaucoup de ratés aussi. L’UE, c’est l’histoire du verre à moitié vide, ou à moitié plein.

Mais comme disait Galilée de la terre alors que d’aucuns ne voulaient pas admettre qu’elle est/  était ronde et tournait sur elle-même : e pur si muove. Et pourtant elle tourne.

L’UE est très perfectible, mais elle fonctionne, contre vents et marées (titre du dernier essai d’Enrico Letta, ancien président du Conseil italien).

L’UE, c’est un fait. Et dans notre époque de fake news, il faut le reconnaître. Je m’émerveille parfois qu’un pays pétri de pragmatisme comme le nôtre se soit persuadé qu’elle est un diable oppresseur, qui veut notre perte.

Mais, reprenons notre histoire de longue durée.

La Suisse s’est toujours développée en interaction avec ses voisins.

J’ai dit les motivations des premiers Confédérés.

Il faut ensuite considérer le fameux épisode de Marignan.

Ceux qui pensent que l’on devrait se mouvoir au XXI ième siècle selon le comportement de nos lointains ancêtres du Moyen-Age devraient considérer un point : les Suisses avaient alors des visées expansionnistes, ce n’est que battus qu’ils renoncent à jouer leur partition dans le concert européen naissant.

On a commémoré il y a deux ans la Paix de Fribourg. C’est un épisode passionnant, bien moins connu que Marignan, mais peut-être plus décisif encore.

François Ier a mis une raclée aux Suisses, mais il a apprécié leur bravoure. La Paix de Fribourg initie une collaboration très fructueuse entre les soldats suisses et le Royaume de France, qui va durer jusqu’au massacre des Tuileries en 1793.

Nous avons participé à toutes les guerres européennes pendant trois siècles.

En offrant le service de ses mercenaires prioritairement au Roi de France – et à quelques autres souverains –  l’ancienne Confédération passe peu à peu sous protectorat français, alors qu’elle était originellement dans l’orbite du Saint-Empire romain germanique.

La Suisse en retire non seulement des pensions, mais aussi de solides avantages commerciaux et même des bourses d’études pour les familles patriciennes qui gèrent le flux des compagnies.

Avec la Révolution, c’est encore la France qui joue un rôle de premier plan dans notre destin, en essayant de faire de nous une République unitaire sur son modèle. Puis c’est l’Acte de Médiation, sous la houlette de Napoléon, qui remet une dose de fédéralisme, de décentralisation, dans notre organisation.

Au moment du congrès de Vienne, c’est l’empereur de Russie, Alexandre, qui se porte garant de l’intégrité des nouveaux cantons, alors que les Autrichiens voudraient revenir à l’ordre ancien.

En 1848, lorsque la Suisse fonde son état fédéral, les Autrichiens, toujours eux, sont à deux doigts d’intervenir. Là, ce sont les Britanniques qui nous défendent.

Notre neutralité, pourtant internationalement établie, notre indépendance ne valent pas lourd si elles ne sont pas reconnues par les autres états.

Notre identité de « neutres » doit aussi être reconsidérée à la lumière des deux guerres mondiales. Certes, nous ne sommes pas belligérants. Mais avant la Grande Guerre, le Conseil fédéral lui même doute que nous puissions maintenir notre neutralité plus que quelques semaines. Il fait nommer par l’Assemblée fédérale le général Wille, proche du Kaiser. Pendant le conflit, de hauts gradés font de l’espionnage en faveur de l’Allemagne. Un conseiller fédéral s’essaie à une paix séparée avec la Russie en faveur de l’Allemagne.

A la fin du conflit, il faut élire au Conseil fédéral le Genevois Gustave Ador, président de la Croix-Rouge, pour restaurer le crédit international de la Confédération.

On doit aux Américains le fait que la Société des Nations s’établisse à Genève. Les Français voyaient d’un mauvais œil ce choix. Le fait que les Romands se soient montrés francophiles fit passer la pilule.

En 1920, les Suisses acceptent à 56% de faire partie de la SDN – un vote qui dit à quel point ils avaient alors conscience de notre interdépendance.

Pour ce qui concerne la seconde guerre mondiale, les controverses sur la neutralité sont multiples et complexes, je me bornerai à rappeler que l’état-major avait élaboré des plans de ralliement à l’armée française, plans qui tombèrent en mains allemandes, puis soviétiques. Et qui laissèrent peu d’illusions aux belligérants sur notre volonté de défendre notre neutralité coûte que coûte.

Mais comme indiqué précédemment, nous avons pu compter sur la bienveillance britannique.

Cette relation spéciale avec les Britanniques a beaucoup influencé notre rapport à la construction européenne. Et explique peut-être aussi pourquoi nous peinons à comprendre les effets du Brexit sur notre propre situation.

Comme eux, nous voyons dans l’intégration un processus économique, qui ne doit pas pénaliser nos affaires, et comme eux nous peinons à en partager les dimensions politiques.

Je vous recommande d’aller consulter les documents diplomatiques suisses sur le site www.dodis.ch. Dès les années 1950, une doctrine se met en place face à l’intégration européenne, qui ne va guère bouger.

Maints courriers et rapports au Conseil fédéral relèvent plusieurs obsessions : ne pas être discriminés sur le plan économique, ne pas être entraînés dans un processus politique dont nous ne pourrions plus nous extraire et qui tacherait notre neutralité, utiliser notre puissance financière pour parvenir à nos fins, faire du juridisme alors que les autres font de la politique.

Cela ne vous rappelle-t-il pas notre situation actuelle ? 

Une seule fois, le Conseil fédéral doute du bienfondé de cette stratégie d’obstruction. En 1961, voyant les premiers succès du marché commun et les velléités de la Grande-Bretagne de s’y rallier, il envisage un accord d’association. Mais, le Général de Gaulle mettant son veto à l’adhésion de la perfide Albion, les Suisses laissent tomber.

On fera donc du libre-échange, accord de 1972, puis des bilatérales après l’échec de l’espace économique européen.

Il faut bien le constater, la Suisse répugne à partager la dimension politique de l’UE. Elle ne veut qu’un accès non discriminant à son grand marché.

Mais le monde change, les équilibres géopolitiques d’hier ne sont plus ceux de demain.

Nous sous-estimons gravement le changement de paradigmes qui s’est opéré.

Dans un monde globalisé, l’UE a bâti une communauté de destin et de valeurs qui en fait une entité politique qui peut encore faire jeu égal avec les Etats-Unis, la Chine ou la Russie. Elle peut en tout cas y prétendre, et devrait s’en donner les moyens, alors que les anciennes puissances comme la France, la Grande-Bretagne ou l’Allemagne n’ont plus la taille critique.

L’UE est une puissance économique mais aussi morale. Elle constitue le plus grand espace de libertés garanties au monde. Un Américain insatisfait de la justice de son pays n’a pas de voie de recours, un Européen oui, il peut saisir la Cour européenne des droits de l’homme.

Qu’il s’agisse de droits de l’homme ou d’écologie – c’est-à-dire de survie de la planète – il vaudrait mieux dans le monde de demain que ce soient les normes européennes qui prévalent plutôt que les chinoises ou les américaines.

Qu’ils le veuillent ou non, les Suisses devront choisir leur camp.

La neutralité ? Elle est un moyen, pas une fin. C’est la doctrine Petitpierre (que je n’ai pas besoin je pense de l’expliquer plus avant ici à Neuchâtel).

Être neutres, cela ne veut pas dire être l’ami inconditionnel de régimes qui ne sont pas démocratiques, cela nous impose juste de maintenir des canaux de discussion, et de proposer nos bons offices.

Il est un brin incohérent de se plier en quatre pour avoir accès au fabuleux marché chinois et de faire tant de chichis sur le règlement des différends avec les Européens, qui respectent comme nous la liberté d’entreprendre, la propriété intellectuelle et la dignité humaine.

Surtout, les Suisses qui diabolisent l’UE ne semblent pas avoir pris la juste mesure des menaces ou des problèmes qui risquent de remettre en cause notre sécurité et notre prospérité.

Trois exemples, le climat, la cybersécurité, la crise migratoire.

Sous l’effet du réchauffement climatique, nos montagnes tombent et nos glaciers fondent. Nous pouvons seuls gérer les conséquences de tout cela, anticiper les chutes de pierres, évacuer des zones où l’on n’aurait peut-être pas dû construire. Mais si l’on veut agir sur les causes, alors il faut le faire à l’échelle mondiale. La COP 21, c’est un succès européen, il faut maintenant concrétiser les recommandations. Et pour faire pression sur ceux qui rechignent, pays ou industries, il vaut mieux avoir le poids d’un continent.

Un des  plus grands dangers, dont on parle peu, et sur lequel les entreprises et les administrations gardent le silence quand il se concrétise, c’est celui de la cybersécurité.

Face à des attaques d’envergure – et la Suisse est une cible choix compte tenu des institutions internationales et des sociétés d’envergure mondiale qu’elle abrite – nous sommes démunis. Une des caractéristiques des cyber-attaques, c’est que l’on ne sait pas très bien d’où cela vient, mais que cela peut paralyser, perturber des activités essentielles. Dans ce domaine, la collaboration avec les Européens serait cruciale, parce que l’union fait la force. Pour prévenir les attaques, pour les contrer.

Autre problème qui ne peut être résolu seulement par la volonté nationale, la crise migratoire.  Là, nous sommes un peu mieux connectés, Simonetta Sommaruga participe aux conseils européens pour les questions d’asile. Elle peut au moins faire valoir notre point de vue.

Mais la Suisse ne peut pas, seule dans son coin, agir pour que les flux d’Afrique vers l’Europe cessent ou empêcher des gens qui n’ont rien à perdre de tenter la traversée de la Méditerranée.

Pour que cessent les drames sur la route des migrants,  il y aurait une mesure simple à prendre : les laisser arriver en avion. L’avion coûte moins cher que les passeurs. Mais la Suisse ne peut décider seule de cette mesure de bon sens, qui sauverait des milliers de vie. Elle doit le faire en concertation avec les autres. Sinon, ce serait vraiment le fameux « appel d’air » dont certains nous rabattent les oreilles.

Il serait donc grand temps, ici en Suisse de mener une discussion sereine sur les meilleures façons de défendre notre souveraineté, nos intérêts.  

Les europhobes réduisent la notion de souveraineté à son aspect formel.

Si nous décidons, alors c’est bien et notre indépendance est sauve.

Mais ainsi, Mesdames et Messieurs, il n’y a que les apparences qui sont sauves.

Décider c’est souvent, et nous le savons bien en Suisse, partager la décision.

Pourquoi ce qui est tellement vrai à l’échelle de notre pays, ne le serait pas à l’échelle du continent ?

Nous sommes plus que jamais dans un monde interdépendant.

Nous Suisses sommes commercialement dépendants depuis toujours

Nous sommes culturellement dépendants puisque liés à trois grandes cultures européennes – et même quatre – si je compte l’anglais, cette lingua franca de la mondialisation de plus en plus pratiquée dans nos hautes écoles et dans nos entreprises

Nous sommes technologiquement dépendants, malgré notre haute capacité d’innovation.

Il faut admettre cette dépendance et en tirer parti.

Nous sommes au cœur de la construction européenne et nous avons un vrai savoir faire en matière de gestion interculturelle, nous sommes les rois du principe de subsidiarité, et nous avons une solide expérience de la démocratie directe, comme outil de légitimité.

Tout cela serait bien utile dans l’UE.

Au lieu de prendre nos responsabilités, de travailler avec nos voisins et nos partenaires les plus naturels et les plus proches, nous mettons une énergie considérable à rénover une voie bilatérale usée et dont les Européens ne veulent plus vraiment, et plus non plus l’UDC qui l’a proposée en 1992.

Le temps pour conclure un accord cadre est compté.

Ignazio Cassis et Roberto Balzaretti le savent et le disent.

Il y a les échéances électorales en Suisse et en Europe en 2019, peu propices à des discussions sérieuses.

Les élections européennes auront lieu en mai. Ensuite, il faut compter plusieurs mois avant que la nouvelle commission ne se remette à fonctionner.

Jean-Claude Juncker ne se représentera pas, et d’ailleurs ces jours-ci à Bruxelles, la controversée nomination de son chef de cabinet Martin Selmayr  au poste de secrétaire général de la commission montre que cela sent la fin de règne.

De notre côté, un départ de Doris Leuthard aurait le même effet que celui de Didier Burkhalter l’an dernier, une paralysie du dossier, même si un autre conseiller fédéral s’en occupe, parce que à Berne quand il s’agit de nommer un nouveau ministre, on ne parle plus que de cela.

La solution d’une cour arbitrale est un bon compromis. Avant d’être remise sur la table par Juncker, c’est une idée suisse, émise par une commission d’experts il y a déjà pas mal d’années, et que l’ancien secrétaire d’Etat de Watteville avait poussée.

Une cour arbitrale, ce sont des experts, trois en l’occurrence, qui échangent entre eux, respectueux du  droit et qui cherchent la  solution la plus juste.

C’est certainement le maximum que l’UE peut nous concéder. La Cour de justice de l’Union européenne a un rôle très particulier, qu’explique fort bien son président, Koen Leanerts, que j’ai pu entendre à Bruxelles lors d’une conférence.

Là où les Etats et les directives européennes ont laissé du flou, souvent par manque de courage politique, elle doit réparer, combler les trous, faire en sorte que le droit soit le même pour tous, dans tous les pays de l’UE.

Difficile dans ces circonstances de laisser les Suisses interpréter les règles du marché intérieur selon leur bon vouloir.

En fait, personne ne veut des juges étrangers, ni les Suisses, ni les Européens.

Par contre, en cas d’embrouilles, de différends, il faut une solution. C’est ce que peut produire une cour arbitrale.

Il faut saisir la possibilité d’un accord maintenant, avant l’été, parce que le calendrier du Brexit tourne et risque de changer la donne.

Il y a fort à parier que la cour de justice a donné son avis sur la solution suisse.

Il y a fort à parier que tout ce qui est concédé aux Suisses par l’UE est scrupuleusement examiné par les négociateurs européens du Brexit, qui redoutent de voir les Britanniques s’engouffrer dans la plus petite des failles accordées aux Suisses.

Il y a une grande différence entre nous et les Britanniques, eux veulent sortir du marché unique, nous voulons y rester. Donc nous devrions mettre sous toit la solution proposée avant que les Européens ne changent d’avis.

Ensuite, il faudra que nous votions sur l’accord trouvé.

La classe politique suisse redoute un emballement du calendrier, elle doute d’avoir les forces de défendre les bilatérales et de parvenir à tuer l’initiative dite d’auto-détermination, puis celle encore contre l’immigration, une nouvelle mouture, comme si le fait que le solde migratoire annuel se soit réduit de moitié ne comptait pour rien…

Chaque doute exprimé à haute voix, chaque tergiversation rend la / les campagnes plus difficiles. Il faut remonter des courants eurosceptiques et europhobes puissants.

Mais cela est possible. Le nouveau Secrétaire d’Etat Balzaretti se souvient des campagnes victorieuses de Micheline Calmy-Rey pour Schengen-Dublin, ou l’élargissement à l’Est. Il a vu sa cheffe gagner, il sait que l’on peut gagner.

Surtout, aux côtés des partis, émergent de nouvelles forces, la génération qui a grandi avec les discours blochériens dans les oreilles, mais qui est aussi une génération européenne de mouvements, easyjet-erasmus, à défaut de l’être de conviction, et qui veut défendre ses acquis.  C’est aussi une génération sensible aux enjeux écologiques et qui comprend spontanément qu’il faut agir à une plus large échelle. C’est une génération humaniste, sensible aux droits humains.

A nous de lui fournir des perspectives de longue durée et des arguments.

Encore un point : dans plusieurs interviews Christoph Blocher a déclaré avoir douté de sa croisade contre l’EEE. A l’été 1992, il se demandait pourquoi tous les autres étaient d’un autre avis que lui. Planait l’ombre d’un doute.

L’exercice du doute est une des plus belles qualités humaines, vous en conviendrez.

Je me demande parfois si craindre pour l’indépendance de la Suisse si elle adhérait à l’UE ne procède pas d’un manque de confiance en elle, d’un manque de confiance en nous ?

Alors peut-être est-il temps de renverser ce doute, devenu majoritaire ?

Peut-être que Christoph Blocher avait raison d’avoir des doutes et que nous sommes devenus prisonniers de ses certitudes.

Je vais conclure en vous rappelant la petite tache mentionnée en préambule.

Non, mon pays, connu pour être propre en ordre, ne fait pas tache.

Il dit parfois qu’il est différent, qu’il est un Sonderfall.

Mais le Sonderfall, le cas particulier, c’est une histoire que nous sous sommes racontée pour essayer de comprendre comment nous étions sortis indemnes de deux guerres mondiales.

C’est une histoire qui nous fait croire que nos forces seules, notre volonté, sont la cause de cette exception. Cela ne tient pas la route. Cela ne résiste pas à une analyse historique sérieuse. Nous avons été partie prenante de la grande histoire, d’autres ont décidé pour nous. Notre volonté d’indépendance n’est pas plus farouche que celle des Polonais. Mais nous ne sommes pas situés au même endroit. La géographie nous a bien servis.

Alors, le Sonderfall, ce n’est qu’une histoire, un récit.

On peut voir notre histoire autrement.

On peut voir notre histoire au cœur de l’Europe, et comme un moteur de l’Europe.

J’espère vous en avoir convaincus.

Je vous remercie de votre attention, et réponds bien volontiers à vos questions ou objections.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’Italie entre illusions perdues et désespoir européen

 

Il n’y a plus d’Europe des nations, quoi que prétendent les nationalistes. Il n’y a plus de petits espaces refermés sur eux-mêmes, imperméables à ce qui survient par delà leurs confins. L’abolition des frontières commerciales, la création du marché unique, l’instauration d’une monnaie commune ont liés les pays de l’UE entre eux dans une profonde interdépendance de faits, que les souverainistes refusent pathétiquement de considérer. Ce qui se passe chez les partenaires concerne tous les membres du club, a des effets sur leur propre capacité à agir ou avancer dans la résolution des problèmes. La construction européenne passe pour un chef d’œuvre de technocratie, mais c’est une vue très partielle et partiale des forces qui la travaillent: l’UE est chaque jour un peu plus un espace public, collectivement influencé par des échéances politiques nationales.

Ainsi, depuis septembre dernier, toute l’Europe a eu les yeux rivés sur Berlin et les incroyables difficultés endurées par Angela Merkel pour obtenir une coalition gouvernementale. Sa réussite ou son échec étaient jugés cruciaux pour tous les partenaires de l’Allemagne. Dimanche matin, lorsque la base du SPD a donné son feu vert à la GroKo (Grosse Koalition), des soupirs de soulagement ont dû se faire entendre à Bruxelles, à Paris et dans toutes les capitales.

Entre Mission Impossible et illusions perdues

Répit de courte durée. A peine une petite demi-journée. Sur le coup des 23 heures, les premiers sondages sortis des urnes donnaient le Mouvement 5 étoiles en tête des élections italiennes, scellant l’écroulement du Parti démocrate, leader de la coalition au pouvoir à Rome depuis 2013.

C’est comme si Angela Merkel avait filé la cassette de Mission impossible à Sergio Mattarella. Pour la première fois depuis sa propre très laborieuse élection en 2015, le président de la République italienne est en charge de gérer un imbroglio électoral inédit: un mouvement anti-système en tête, des partis traditionnels gouvernementaux de droite ou de gauche blackboulés, une extrême droite anti-immigrés en pleine forme, et quelques petites formations intransigeantes qui monnaieront cher le ralliement de leurs députés ou sénateurs à une coalition susceptible d’obtenir une majorité dans les deux Chambres.

On ne peut pas comprendre cet éparpillement des forces en trois blocs, dans une démocratie pourtant fortifiée par maintes crises passées, sans le situer dans une perspective européenne.

Les illusions perdues des Italiens, gavés de promesses électorales jamais vraiment tenues, marquent aussi une déception par rapport à une Europe protectrice, qu’ils ont longtemps considérée comme un rempart contre leur propre impuissance et leur propension séculaire pour les divisions. Roma ladra, Rome était une «voleuse», mais ce n’était pas si grave, puisque l’UE offrait d’une part un cadre législatif lointain, propice au dynamisme des régions du Nord et du Centre, et, d’autre part, tant de subventions au Sud, chroniquement malade.

La résurgence d’un fascisme décomplexé

Les membres de l’UE n’ont pas voulu/su aider les Italiens dans la gestion de la crise migratoire. A l’exception de l’Allemagne, ils ont refusé d’en partager le fardeau comme si la géographie pouvait justifier que la péninsule s’en charge seule et à perpétuité. Résultat, une explosion de discours et d’actes racistes, et même la résurgence d’un fascisme décomplexé («Casa Pound» met d’intimidants autocollants «Ici habite un antifasciste» sur la porte de ses adversaires). Les Européens après s’être bandé les yeux seront malvenus de se boucher le nez.

La migration est un de ces problèmes majeurs du XXIe siècle qui requière des solutions supranationales, c’est-à-dire, pour le Vieux Continent, imaginées et mises en œuvre à l’échelle européenne. Il devient urgent de changer les règles Dublin sur le premier pays d’accueil, et sur la possibilité de débarquer en avion pour déposer une demande d’asile ou de séjour plutôt que rançonnés par des passeurs sans scrupules. Si l’UE ne parvient pas à gérer collectivement la crise migratoire, le score canon des 5 étoiles ne fera que préfigurer celui des autres mouvements populistes dans maints pays membres. Trois blocs de poids électoral à peu près équivalent, c’est un défi pour les démocraties fondées sur la règle de la majorité (50+1). Il vaudrait mieux éviter la contamination de l’ingouvernabilité.

Dépression démographique

L’autre mamelle du chaos actuel est l’économie. Après une décennie de crise financière, l’UE se targue d’avoir globalement renoué depuis 2014 avec une croissance forte et durable, supérieure à celle du Japon ou des Etats-Unis. Le hic, c’est que la plupart des Italiens n’en ont pas vraiment vu la couleur. En dépression démographique, la péninsule tarde à «repartir», comme le promettait Matteo Renzi, lorsqu’il devint à la hussarde premier ministre. L’effet des réformes, comme celle du code du travail, reste ténu.

Les jeunes paient un lourd tribut: chômage, précarité ou exil. Or, dans un pays qui a peu d’enfants, leur sort importe plus aux aînés, à leur tour déprimés, et donc peu portés à dépenser leur épargne, et donc à vivifier la croissance. Au sentiment de ne pas profiter comme les autres pays de l’embellie s’ajoute, dans ces générations de seniors, le souvenir douloureux du passage à l’euro, qui avait déjà passablement rogné leur pouvoir d’achat.

A coup de dévaluations compétitives de la lire, l’Italie a longtemps vécu à crédit et entretenu le mythe du miracle économique de l’après-guerre. A cause du cadre européen, elle s’est forcée à plus de vertu, parce que, troisième économie du marché unique et puissance industrielle renommée, il était inenvisageable qu’elle n’entre pas dans la zone euro. Mais elle l’aura payé cher, depuis ses premiers efforts pour être qualifiée dans les années 1990 à aujourd’hui.

Mussolini précéda Hitler. Berlusconi annonçait Trump

Dans ce contexte, le bouc émissaire européen a bon dos, mais il ne peut ignorer que la persistance de la crise sociale en Italie signale un problème de fond qui mine toutes les démocraties: l’absence de mécanismes de redistribution solides qui empêchent les sans-emplois de sombrer dans la pauvreté. Contraints à l’austérité budgétaire pour rembourser leurs abyssales dettes, les gouvernements européens ont drastiquement réduit les dispositifs d’aide sociale. Il serait temps d’inverser la tendance. Le développement de l’Etat providence, après-guerre, se voulait un rempart contre la précarité qui avait fait le lit du fascisme et du nazisme. Toute préoccupée de plaire aux marchés et aux instituts de notation financière, l’UE aurait-elle oublié ce fondement de son histoire?

En matière de reconfiguration du paysage politique, l’Italie aura été souvent une pionnière, malgré elle. Mussolini précéda Hitler. Berlusconi annonçait Trump, et les sécessionnistes de la Lega Nord les autonomistes catalans.

Naguère, on disait le clientélisme roi dans la Péninsule, héritier laïc du népotisme papal. Le clientélisme avait été sérieusement ébranlé par «Mani Pulite», il y a 25 ans déjà, qui conduisit à la disparition de la démocratie-chrétienne et du parti communiste, piliers de la République depuis la fin de la guerre et du fascisme. Désormais, dans un pays nostalgique de son formidable essor économique des années 1960, c’est le consumérisme qui règne. Un consumérisme exalté, exacerbé par les litanies publicitaires des chaînes de télévisions privées, et qui s’étend au champ politique.

Anti-ceux-qui-ont-eu-l’occasion-de-faire-leurs-preuves-mais-ont-déçu

Dans les urnes, l’issue de ce week-end était attendue, agitée comme un avertissement depuis l’arrivée fracassante de Beppe Grillo et de ses invectives contre la caste politique. Après avoir voté massivement pour la droite, puis pour la gauche, les Italiens ont décidé d’essayer 5 étoiles, le mouvement anti-système, donc anti-ceux-qui-ont-eu-l’occasion-de-faire-leurs-preuves-mais-ont-déçu, ils votent pour un Di Maio qui n’a pas encore failli, après avoir cru à Berlusconi, puis à Renzi. Il y a dans ce choix du dépit, de la rage, et un faible espoir que, cette fois-ci, l’homme qui se dit providentiel le soit. Cela tient de la pensée magique, mais cela a l’air de marcher chez le voisin français.

La tentation du neuf par rapport aux anciens, cela rappelle en effet le succès du Mouvement en marche d’Emmanuel Macron, avec un horizon idéologique bien sûr très différent, mais une promesse identique: nous, nous n’allons pas gouverner comme les autres, nous, nous serons plus en phase avec les citoyens et leurs besoins réels. Sauf que c’était déjà une des postures de Matteo Renzi. Le wonderboy florentin s’est employé à mettre à la casse les vieux caciques de la classe politique, semant ainsi les germes de la division de la gauche, qui lui ont fait perdre ces élections 2018, malgré un bilan gouvernemental honorable.

Une improbable résilience

Il est trop tôt pour dire dans quels délai et configuration le président Sergio Mattarella réussira à introniser un nouveau gouvernement. Sachez qu’en italien la GroKo allemande se dit larghe intense (littéralement: larges ententes). Durant la législature 2013-2018, l’alliance forcée et contre-nature du parti démocrate et de «Forza Italia» a survécu à trois changements de premier ministre et au bannissement parlementaire de Silvio Berlusconi.

L’exemple de cette improbable résilience va guider Mattarella. Qui dispose toutefois d’autres cartes dans sa manche. La première est classique: la République a déjà connu maints gouvernements dits techniques, composé d’experts. Si les leaders des partis refusent de s’entendre, des technocrates seront provisoirement mis au pouvoir (en attendant des élections anticipées aux résultats encore plus aléatoires). La seconde est plus inattendue: le parti anti-système qui vient de se hisser en tête veut devenir le système. Contrairement à Beppe Grillo son créateur, son actuel leader Luigi Di Maio veut gouverner – une ambition qui devrait le rendre souple et raisonnable.

Austère et pragmatique

En sa qualité de «plus jeune vice-président de la Chambre des députés», ce trentenaire a accompli ses classes institutionnelles, lui qui n’a aucun diplôme et une expérience professionnelle limitée. Il a déjà mis de sérieux bémols au discours antieuropéen de Grillo. L’étalage des difficultés du Brexit a d’ailleurs vacciné beaucoup d’Italiens contre la perspective vengeresse d’une sortie de l’euro. Au surplus, dans son positionnement ni de gauche, ni de droite, le Mouvement 5 étoiles se targue d’être pragmatique.

Entré en politique à la suite de l’assassinat par la mafia de son frère, Mattarella est un homme austère, très soucieux de la dignité des institutions qui lui ont été confiées. Quoi de plus naturel pour un spécialiste de droit constitutionnel! Les Européens connaissent peu ce Sicilien de 76 ans. Mais dans le bruyant chaos romain qui va s’installer pour quelques semaines, il est leur plus sûr allié. Lui se fera un devoir de ne pas les décevoir.

Article paru sur le site Bon pour la tête:

https://bonpourlatete.com/chroniques/l-italie-entre-illusions-perdues-et-desespoir-europeen

L’Italie des illusions perdues

C’est un slogan trumpiste détourné qui témoigne du profond désarroi qui saisit les Italiens au moment de voter: « make Italia antifascista again ». Il figurait sur des pancartes de manifestants l’autre jour à Rome, effarés du climat raciste qui a marqué la campagne. Encore quelques jours et l’on connaîtra le verdict, on saura si l’Italie replonge dans une crise d' »ingouvernabilité » dont elle détient assurément le record au sein des démocraties européennes.

Vu de l’extérieur, l’issue des élections du 4 mars déconcerte d’avance. Les sondages annoncent pêle-mêle un haut taux d’abstention, le retour de l’honni Silvio Berlusconi aux affaires, un triomphe du Mouvement 5 étoiles,  une amère défaite pour le parti démocrate (qui vient pourtant de diriger le pays à la tête d’une coalition improbable pendant 5 ans avec un bilan somme toute respectable), et aucun parti assez fort pour pouvoir rafler la majorité et gouverner sans s’entendre avec quelques autres.

Comment appréhender cette chronique d’une confusion annoncée? Une analyse in anteprima ( en avant-première). 

Premier point: dans l’histoire, l’Italie a souvent été à l’avant-garde des évolutions politiques majeures, pour le meilleur ou pour le pire. Elle a subi le fascisme comme la télécratie et le dévoiement people de la politique ou le populisme antieuropéen avant d’autres. En matière d' »ingouvernabilité », on se gardera de juger trop péremptoirement de possibles difficultés à constituer un gouvernement détenant la majorité dans les deux chambres au vu de ce qui vient de se passer en Allemagne.

Deuxième point: le retour de Berlusconi et de Forza Italia signale que l’effondrement idéologique n’est pas seulement l’apanage des partis de gauche, mais que la droite libérale et républicaine est elle aussi laminée par le populisme. Contraint de quitter le gouvernement sous les huées,  condamné et inéligible, Berlusconi a réussi à revenir sous les projecteurs faute de mieux. Si Forza Italia gagne, ce sera par défaut.

Troisième point: l’Italie est en dépression démographique. C’est un pays de vieux, qui n’offre aux jeunes générations que trois possibilités, le chômage, la précarité ou l’exil. Allez bâtir un nouveau miracle italien sur de tels fondements!

Quatrième point: les partenaires européens seraient bien inspirés de ne pas trop critiquer les affres de la vie politique italienne, car ils se sont totalement désolidarisés de la gestion de la crise migratoire dont elle a hérité en première ligne du fait de sa géographie. Membres fondateurs de la communauté européenne, les Italiens ont longtemps comptés parmi ses plus fervents soutiens. L’introduction de l’euro et ses effets sur leur pouvoir d’achat avait commencé à doucher leur enthousiasme. Le poids de la crise migratoire a achevé de les faire douter.

Cinquième point: face aux rodomontades populistes  du mouvement 5 étoiles, une petite femme énergique s’est dressée et fait campagne sur les valeurs européennes avec la détermination de ceux qui n’ont jamais renié leurs convictions. Il s’agit d’Emma Bonino sur la liste « più Europa » (plus d’Europe).  Des sondages ont placé cette septuagénaire dans le trio de tête des personnalités les plus crédibles. Infatigable militante des droits de l’homme et de la femme, membre des Radicaux, députée à la Chambre, au Sénat, au parlement européen, elle a aussi été ministre des affaires étrangères et commissaire européenne. Dans ces élections si incertaines, elle est une figure morale de référence.  L’Italie attend toujours un homme providentiel qui la guérisse en quelques coups de baguette magique de ses maux. Il serait temps que ce pays veuille bien considérer que les femmes, comme Emma Bonino ou Laura Boldrini (présidente sortante de la Chambre) pourraient être « providentielles ». Peut-être pas magiciennes, mais plus intègres et déterminées  que ceux qui, comme Silvio Berlusconi ou Matteo Renzi, ont fait du pouvoir une affaire trop personnelle.

Sixième point:  à moins d’un miracle et de magistrales erreurs des instituts de sondage, les résultats des élections italiennes seront le fruit du profond désenchantement qui étreint un pays que l’on voudrait voir comme celui de la  dolce vita éternelle, tant il a nourri l’imaginaire européen depuis plus de deux millénaires. Pour capter les racines de cette lente descente aux enfers, je recommande deux lectures de romanciers chroniqueurs des illusions perdues. D’abord l’énigmatique Elena Ferrante dont la saga « L’amie prodigieuse » retrace les espoirs et les difficultés d’après-guerre, l’effervescence près et post-soixantehuitarde, la tentation de la violence terroriste, l’emprise mafieuse persistante, la dilution consumériste, en suivant les vies contrastées de Lenù et Lila.  Ensuite, moins connu, le roman de Francesco Pecoraro « La vie en temps de paix », paru en traduction française l’an dernier*. Un premier chapitre époustouflant pour nous introduire au près de l’ingénieur Ivo Brandani, des pages extraordinaires de férocité sur ce que les politiques attendent des ingénieurs, une chronique de l’universelle prétention des intellectuels à la distanciation « je ne suis pas comme eux ». Au total, une plongée dans l’Italie de la fin de la guerre à nos jours, un éclairage un rien désespéré sur les racines de sa décadence actuelle, les occasions manquées et les illusions perdues.

 

  • Editions JC Lattès

ça bouge à Bruxelles… et à Berne?

Grand chambardement aujourd’hui au sommet de l’UE    https://www.rtbf.be/info/monde/detail_l-allemand-martin-selmayr-devient-secretaire-general-de-la-commission-europeenne?id=9846412. Conséquence inédite: trois Allemands sont désormais placés aux  postes-clé de secrétaire général des institutions européennes: Martin Selmayr pour la Commission, Helga Schmid (une très bonne connaisseuse du dossier suisse) au Service européen pour l’action extérieure (SEAE), et Klaus Welle au Parlement européen.

N’allons pas nous imaginer, nous autres Suisses, que cela ne nous concerne pas. L’an prochain, il n’y aura pas que NOS élections fédérales, il y aura aussi les élections européennes. Jean-Claude Juncker va céder sa place à un nouveau président de la Commission.

Le Conseil fédéral serait bien inspiré de mettre rapidement sous toit un accord de sécurisation de la voie bilatérale pendant que Juncker est encore là. Le Luxembourgeois est bien mieux disposé à notre égard qu’on ne le perçoit généralement ici.

Le nouveau Secrétaire d’Etat Balzaretti a quelques semaines (grosso modo jusqu’à l’été)  pour réaliser une percée décisive. Pour autant qu’on lui laisse les coudées franches pour travailler. Et pour autant qu’un départ de Doris Leuthard ne vienne pas distraire l’attention…. La Suisse a déjà perdu trop de temps avec le retrait de Didier Burkhalter. 

Le risque de la procrastination à laquelle la Berne fédérale, présidents de parti en tête, aime tant s’adonner?  Que les négociations du Brexit ne viennent tout brouiller pour longtemps. 

Ni droite ni gauche mais européen?

En Allemagne, la « Grosse Koalition » est à nouveau scellée. En Italie, le gouvernement de « larghe intese », qui mariait le PD à Forza Italia, aura duré, contre toutes attentes, une législature entière. En France, Macron a brouillé les clivages gauche/droite et fait campagne en Européen résolu.

D’où ma question: avec le temps, la dimension supranationale européenne obligeant à gouverner de manière plus technique qu’ idéologique ne favorise-t-elle pas des gouvernements au centre, mélanges de partis de droite et de gauche à la marge de manoeuvre de plus en plus restreinte?  Et celle-ci: le profil brouillé des partis historiques classiques se fait-il  vraiment au détriment des citoyens? Les partis extrémistes au discours simpliste progressent certes, mais perdent de leur superbe dès qu’ils se mettent à exercer une parcelle de pouvoir (voir le Mouvement 5 étoiles en Italie).

Le choix serait-il à l’avenir entre une gouvernance efficace de centre gauche ou de centre droite?  Un peu à la Suisse?

Je reformule encore: est-ce si grave que les clivages se brouillent quand le socle des valeurs européennes, humanistes et républicaines, est commun?

La Suisse fait du juridisme tout en hystérisant le rôle des juges étrangers

Quelle embrouille que cette affaire de reconnaissance de l’équivalence boursière, qui fâche le Conseil fédéral contre Bruxelles (à moins qu’il ne s’agisse de l’inverse), alors que l’on se croyait heureusement réconciliés. Elle est une sorte de concentré des incompréhensions qui s’installent entre les deux partenaires, quand bien même tous protestent publiquement de vouloir rester bons amis

Face à l’Union européenne, la Suisse réagit toujours en faisant du juridisme et s’étonne que l’UE ait une approche plus politique.

Dans cette affaire boursière, la Suisse est une victime co-latérale du Brexit, qui s’apparente à un billard à trois bandes. Paris et Francfort rêvent d’attirer toutes les sociétés qui voudront quitter la City: dès lors la place financière suisse représente une concurrence qu’il s’agit d’étouffer. L’UE défend ses intérêts et la Suisse se trouve un peu seule et isolée pour défendre les siens.

En 2018, nous « fêterons » les dix ans des premières déclarations du Conseil de l’UE appelant la Suisse à trouver un « accord institutionnel » pour gérer les denses relations bilatérales communes. N’ayons pas l’air trop surpris ou trop vexés que l’UE s’impatiente, fixe un délai (au printemps) et établisse un lien avec un dossier en cours. Alors que l’UE négocie un divorce complexe avec la Grande-Bretagne, elle a peu de disponibilités pour une Confédération qui plaide sans fin le cas particulier.

Un « reset » de notre politique européenne, pour reprendre le concept lancé par le nouveau chef du Département des affaires étrangères Ignazio Cassis (sans qu’il en définisse précisément la teneur) serait d’oser une approche plus politique de l’enjeu, et d’admettre que les relations internationales sont une question de rapports de forces contre laquelle le juridisme a parfois ses limites. Surtout de la part d’un pays où le principal parti au gouvernement conteste tout rôle, tout droit de dire le droit, aux « juges étrangers »… Cette posture hystérisante est de moins en moins crédible.

Pourquoi Maurer et Parmelin n’ont-ils pas revendiqué le fauteuil de Burkhalter? 

Depuis 25 ans, l’UDC nous explique de manière compulsive que le Conseil fédéral ne sait pas y faire avec les Européens. Après la visite de Jean-Claude Juncker, ce 23 novembre, la surenchère rhétorique est à son comble – certains élus du « premier parti de Suisse » n’hésitent pas à parler de « trahison », ce qui n’est pas un petit mot anodin.  D’où ma question: pourquoi aucun des deux  ministres UDC n’a-t-il revendiqué en septembre dernier le Département des affaires étrangères pour enfin prendre les choses en mains et obtenir un meilleur résultat ? Pourquoi Ueli Maurer et Guy Parmelin ont-il laissé Ignazio Cassis s’installer dans le fauteuil de Didier Burkhalter?

Si l’UDC croit sincèrement que la Suisse court un grand péril à cause de la  politique européenne menée par le gouvernement, alors elle devrait en assumer sa part. Est-ce que l’on imagine le PLR se plaindre de manière récurrente de la politique économique, par exemple, et ne jamais placer l’un des siens à la tête du Département de l’économie? Est-ce que l’on imagine le PS critiquer la politique sociale sans jamais proposer de diriger le Département de l’Intérieur? Absurde? C’est pourtant dans cette absurdité que patauge la politique suisse depuis un quart de siècle: un parti gagne régulièrement les élections en faisant campagne sur un thème dont il n’a jamais essayé d’assumer la gestion départementale.

Au surplus, quand on se présente comme le plus grand parti du pays, on a vocation à y exercer la plus forte influence : alors quoi de mieux que le dossier européen, multi-enjeux et transversal, pour imprimer réellement sa marque?

Notre politique européenne verse peu dans l’idéalisme (notre politique étrangère l’est un peu plus). C’est de la Realpolitik pure et dure, marquée par la défense âpre de nos intérêts économiques, en occultant soigneusement  toute dimension politique. Il serait bon que l’UDC s’y confronte en toute honnêteté intellectuelle, plutôt que de hurler à la « trahison ».

Suisse-UE : une course d’obstacles sans fin

 

Dégel des négociations avec Bruxelles, référendum écarté sur la mise en œuvre du 9 février, l’embellie est réelle, mais d’autres scrutins difficiles à gagner s’annoncent. *

Notre politique européenne a ceci de particulier qu’à peine un obstacle est-il franchi, qu’une nouvelle herse se dresse à l’horizon. Ainsi en avril, la Présidente de la Confédération, Doris Leuthard, a-t-elle pu annoncer un dégel de toutes les négociations avec Bruxelles, au moment où se confirmait que le référendum sur la solution adoptée par le Parlement pour la mise en œuvre de l’initiative « Contre l’immigration de masse » avait heureusement échoué au stade de la récolte des signatures. Des perspectives de signature d’un accord-cadre institutionnel d’ici la fin de l’année et pas de vote en 2017 exigeant la double majorité, quel beau ciel dégagé !

Sauf que l’initiative RASA, qui devait nettoyer la Constitution de l’article 121a, s’est transformée en casse-tête pour le Conseil fédéral. Afin de prolonger le supplice ou de s’offrir du temps, le gouvernement lui a opposé deux possibilités de contre-projet qui ne satisfont personne. Le comité d’initiative est honteusement prié de se faire hara-kiri.

Ce renoncement soulagerait tous ceux qui redoutent une campagne à hauts risques (exigeant elle aussi une double majorité), mais le répit ne durera pas. Pointe déjà l’initiative de l’UDC dite « pour l’autodétermination » qui suggère de soumettre le droit international au droit suisse.  Votation attendue en 2018.

Celle-ci ne sera peut-être que le prélude à un scrutin proposant au Souverain de donner son aval à l’accord-cadre institutionnel potentiellement conclu d’ici fin 2017, et que l’UDC attend de pied ferme en l’ayant réduit d’avance au slogan de l’ingérence des « juges étrangers ».

La tête vous tourne face à cette valse d’échéances? Il n’est pas certain que l’UDC se résigne à abandonner son combat contre la libre-circulation des personnes. Elle a annoncé un texte d’initiative d’ici l’été. Son aboutissement devrait permettre à ce parti d’utiliser cette thématique pendant la campagne des élections fédérales de 2019, selon une technique maintes fois éprouvée.

Quel chemin toutes ces discussions à répétition pavent-elles ?

Pour l’UDC, c’est net, il s’agit de combattre par tous les moyens la perspective d’une adhésion à l’Union européenne. Mais dans le camp d’en face ? Depuis 2006, depuis que le Conseil fédéral a rétrogradé l’objectif de l’adhésion au rang de simple option, l’ambition est bien moins claire.

Officiellement, la majorité de la classe politique et les milieux économiques veulent la poursuite de la voie bilatérale. Cet attachement aussi pragmatique que fétichiste devrait aller de pair avec la volonté de confirmer celle-ci au plus vite, en mettant sous toit l’accord-cadre institutionnel réclamé par l’autre partie. Or là encore, certains partis regimbent, veulent jouer la montre (attendre le résultat des négociations du Brexit).

Ces tergiversations sont dangereuses. Alors que l’UE doit gérer la sortie de la Grande-Bretagne, la Suisse devrait se profiler comme un partenaire certes exigeant, mais fiable. Car dans le contexte géopolitique actuel, le choix de se rallier à l’UE n’est plus seulement s’il ne l’a jamais été, de participer à un grand marché, mais de défendre des valeurs humanistes de civilisation.

Les votations à venir vont porter toujours plus sur les principes. Il sera compliqué de les gagner sans une clarification sur la finalité de notre politique d’intégration. Vingt-cinq ans après le vote de 1992, la question de la meilleure option pour défendre notre souveraineté demeure au cœur du débat. L’UDC le sait. Les autres partis, les milieux économiques comme le Conseil fédéral font hélas tout pour l’esquiver.

  • Article paru dans le magazine europa.ch 1/2017

ici en version allemande:

http://www.europa.ch/wp-content/uploads/2017/06/europa_ch_1_2017_D_low-1.pdf

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un scénario pour l’après Burkhalter ?

Après huit petites années et deux départements, Didier Burkhalter quittera le Conseil fédéral fin octobre prochain.

Le Tessin attend un conseiller fédéral depuis 18 ans. Pour Ignazio Cassis, 56 ans, s’ouvre une voie royale. En 2010, lors de la succession Merz, le groupe PLR aux Chambres lui avait refusé l’investiture. On le voit mal récidiver: entre-temps Cassis est devenu le chef de ce groupe. Faut-il rappeler que un certain Pascal Couchepin avait lui aussi été chef de groupe avant d’être élu au Conseil fédéral?

Médecin, Cassis pourrait reprendre le DFI, où la majorité PLR-UDC peine à imposer ses vues. Alain Berset ferait un formidable ministre des affaires étrangères.

L’expérience Burkhalter a démontré qu’un conseiller fédéral de droite ne parvient pas mieux qu’un socialiste à donner les impulsions qu’il faut dans le dossier européen et à être suivi. Et des impulsions, une bonne intelligence des relations internationales et un pouvoir de conviction, c’est exactement ce qu’il faut à la Suisse dans le dossier européen.

Libre-circulation des personnes: une question de responsabilité

Passionnant ce débat ouvert par le conseiller national libéral-radical Benoît Genecand sur la libre-circulation des personnes.

Le tollé suscité par sa sortie dit quelque chose de l’état du débat démocratique. On devrait pouvoir parler de tout, sans tabou. Manifestement, on en est loin.

Ce qui ne va pas, à mon sens, c’est d’aborder ce débat sans égard pour les partenaires européens qu’il implique.

Allez expliquer aux Polonais ou aux Hongrois qu’ils ne peuvent pas circuler librement en Europe… Ce n’est pas demain que l’UE acceptera de remettre en cause le principe cardinal de libre-circulation des personnes.

Fin de la discussion? Bien sûr que non. De notre côté suisse, il y aurait tant à faire, sans même se fâcher avec l’UE ou remettre en cause l’édifice des accords bilatéraux. En se souvenant que chez nous s’applique la libre-circulation des travailleurs, c’est-à-dire des gens qui reçoivent un permis de travail (et qui jouissent par ailleurs du droit au regroupement familial).

Dès le 10 février 2014, tous les employeurs du pays auraient pu donner des consignes à leurs services du personnel ou aux RH de privilégier les engagements de main d’oeuvre indigène (pas besoin d’une loi pour faire preuve de responsabilité sociale, non?). Dès le 10 février 2014, les faîtières de l’économie et/ou les cantons auraient pu recenser le nombre de permis de travail consommés par les différents secteurs et s’efforcer de réduire la dépendance à la main d’oeuvre étrangère.

Au lieu de cela, on a joué la montre, élaboré une loi d’application gesticulation qui ne permettra même pas de savoir, chiffres à l’appui, si la situation s’améliore.

Beaucoup d’hypocrisie donc, et si peu d’éthique de la responsabilité.