Ce que la Suisse doit à la migration

L’hiver dernier, j’ai été sollicitée pour donner une conférence sur la migration. J’en publie ci-dessous le contenu. Le titre pourrait en être « pour une autre histoire de la Suisse », ou « l’histoire de la Suisse est celle d’une immigration réussie ». J’ai finalement choisi « Ce que la Suisse doit à la migration », qui comprend notre passé d’émigrés et le présent des immigrés. 

Je publie ce texte pour le 1er août, ma manière à moi de célébrer la fête nationale et de plaider pour une idée qui m’est chère: il existe un musée des Suisses de l’étranger, qui retrace l’histoire des Suisses migrants, j’aimerais qu’on le prolonge avec l’histoire de ceux qui sont venus chez nous, les vagues successives d’immigrés qui nous ont enrichit aux XX et XXI ème siècles.

Nous, les Suisses, étions des émigrés, nous sommes devenus une terre d’immigration. C’est une histoire formidable dont nous devons être fiers. 

Le sujet de la migration est un thème délicat. Les attentats à Paris en début d’année nous ont montré à quel point et avec un haut degré d’horreur que la cohabitation entre les cultures ne va pas de soi.

Ces chocs culturels, sociaux, politiques et économiques, ces chocs majeurs qui ébranlent nos sociétés et nos démocraties, dans leurs fondements et dans leur fonctionnement, ont pour origine les phénomènes migratoires. La colonisation qui a marié par dessus la Méditerranée les destins des peuples français et maghrébins était aussi un phénomène migratoire.

C’est une des thèses, ou hypothèses que je souhaite développer devant vous : on ne peut se faire une juste idée des migrations actuelles sans plonger dans l’histoire.

Je ne vous parlerai pas de la France, mais bien de la Suisse, qui est une terre d’immigration qui s’ignore ou ne s’assume pas.

On a l’habitude de considérer l’histoire de la Suisse comme celle d’un petit noyau de cantons farouchement indépendants et qui, à la fin du XIII ème siècle, prennent leur distance par rapport au pouvoir impérial, celui du Saint-Empire romain-germanique. La suite ne serait d’ailleurs qu’une méfiance grandissante envers les puissances, très vite assortie de neutralité : ne vous mêlez pas de nos affaires, nous ne nous mêlons pas des vôtres.

Telle serait la singulière trajectoire de la Confédération de 1291 à nos jours.

Tout cela n’est pas entièrement faux, mais tout cela est loin d’être vrai.

D’abord les mythes du Pacte des trois Suisses en 1291 et de la neutralité sont des constructions du XIXème siècle, élaborées pour asseoir la légitimité de la Suisse moderne fondée en 1848, tant sur le plan interne, qu’externe.

Surtout, j’aimerais revenir sur ce qui se trame au Gothard, au cœur des Alpes dès le Moyen-Age, et vous en donner une autre lecture.

Entre l’Allemagne et l’Italie, entre le Nord et le Sud du Continent, le Gothard est au Moyen-Age un des meilleurs points de passages pour le commerce, surtout un des plus rapides, pratiquement en ligne droite. C’est d’ailleurs toujours le cas.

Les Confédérés qui décident de prendre leur distance par rapport au pouvoir impérial sont donc des personnes qui vivent de ce commerce, des taxes qu’ils prélèvent, des services qu’ils louent aux marchands. Leur volonté d’indépendance est peut-être moins politique qu’économique : gardez les richesses là où elles sont captées.

Notez que l’émancipation par rapport au pouvoir impérial n’est pas qu’une lubie de montagnards, dans la péninsule italienne, nombre de villes souhaitent elles aussi jouir de libertés communales, et s’affranchir de la férule de leurs seigneurs. Le mouvement des Suisses n’est pas si singulier que cela.

La Confédération naît donc sur un axe commercial, et va s’attacher à grandir dans cette logique : d’abord Lucerne à l’autre bout du lac, puis Zurich, autre pôle économique, puis les régions adjacentes, par cercles concentriques jusqu’à prendre en 1815 ses contours actuels.

La Suisse croît, de quoi vit-elle ? La Suisse est pauvre, malgré ses négociants et les embryons d’activités industrielles, elle vit des produits de son agriculture et exporte massivement sa main d’œuvre : dès Marignan 1515, les Suisses renoncent à faire la guerre, mais ils loueront leurs services de mercenaires.

Il faut relire l’histoire de nos cantons, mais aussi la littérature. Pour ceux qui ne possèdent ni terres, ni commerces, la seule issue c’est d’aller travailler ailleurs comme soldats, mais aussi comme domestiques. Dans le langage courant à Paris dès le XVII ème siècle, mais on le lit aussi chez Balzac, un Suisse est un portier, un gardien d’immeuble.

L’industrie notamment horlogère mais aussi textiles se développera avec l’arrivée des réfugiés huguenots après la Révocation de l’Edit de Nantes.

Cet épisode, comme d’autres, illustre la profonde imbrication de la Suisse dans l’histoire de France. La petite Confédération est une zone tampon entre le Royaume et l’empire des Habsbourg. L’ambassadeur de France au près des Confédérés règle les capitulations, les contingents de mercenaires, mais joue aussi les arbitres entre les cantons.

L’influence française est en Suisse au XVIII ème siècle comme en Europe considérable. Les idées révolutionnaires seront amenées chez nous par des soldats de retour au pays, même si d’autres troupes se feront massacrer aux Tuileries par loyauté envers Louis XVI.

Mais revenons à l’immigration. A l’évidence, la Suisse a été longtemps une terre d’émigrés. Au XIX ème siècle, beaucoup sont partis en Amérique du Nord, en Amérique du Sud. Pas de colonisation, mais un exode de nos campagnes.

Le mouvement s’inverse au tournant du XXème siècle. La Suisse fondée par les radicaux en 1848 devient libérale et prospère, elle s’équipe, procède à de grands travaux, notamment pour améliorer la traversée des Alpes, Gothard, Simplon,… de la main d’œuvre étrangère est requise.

A l’aube de la première guerre mondiale, la Suisse compte 15% d’étrangers. Ce qui est considérable pour l’époque. A noter qu’à cette époque, le travail de frontaliers est déjà courant dans la région de Genève.

Comme on le sait, la grande guerre marque une forte rupture dans l’histoire : finie la Belle époque, l’insouciance, le passage des frontières sans passeport.

La Suisse sort de la première guerre mondiale certes moins traumatisée que les pays qui ont connu des combats, mais elle ne comprend pas elle-même très bien comment elle a pu y échapper. Elle s’est divisée entre francophiles et germanophiles. S’est révélé un fossé entre Alémaniques et Romands, une ligne de partage émotionnelle dans la relation au monde et aux pays voisins qui va durablement influencer son destin.

Les Romands sont du côté des vainqueurs, les Alémaniques, qui avaient cru à la suprématie de Guilaume II, du côté des perdants. Grâce au président Wilson, et à l’action humanitaire de Gustave Ador avec le CICR, Genève est choisie pour accueillir le siège de la Société des Nations.

Protestantisme, empreinte des huguenots, création et développement du CICR et SDN constituent trois marqueurs de l’identité romande caractérisée par son ouverture au monde et aux étrangers.

C’est dans l’entre deux guerres, alors que l’on craint aussi les retombées de la Révolution bolchévique, qu’apparaît en Suisse alémanique un mot intraduisible : l’ Überfremdung, la surpopulation étrangère. On se dote d’une loi sur les étrangers restrictive.

L’immigration ne recommence à croître qu’à partir des années cinquante pour s’envoler et atteindre aujourd’hui 23,8%. Toutes les initiatives prises pour limiter la main d’œuvre étrangère ont échoué. La seule mesure qui fasse régresser la part des étrangers dans la population s’appelle crise économique. La croissance ou la récession, c’est le seul vrai régulateur de l’immigration. On n’accourt pas dans un pays pauvre.

Le sentiment que la Suisse est envahie prévaut depuis plus de 40 ans. On a calculé que dans les années 1960, 1 million d’Italiens sont venus.

Même si les initiatives Schwarzenbach pour stopper l’Überfremdung ont échoué, elles ont crée un climat d’hostilité aux immigrés qui a empêché la Suisse de réfléchir sereinement à sa politique de naturalisation.

J’aimerais que l’on procède en Suisse à une vaste analyse de l’ADN de la population, on verrait que la plupart des Suisses ont des origines françaises, allemandes, italiennes, et que les Helvètes qui n’auraient que des gênes des Waldstaetten sont une minorité.

En matière de naturalisation, nous vivons une absurdité totale : nous ne donnons pas la nationalité suisse à des enfants d’immigrés de la troisième génération, nés ici, dont donc les grand-parents ont immigré, par contre nous la reconnaissons à des descendants de compatriotes établis en France, en Amérique, trois quatre ou cinq générations après.

J’ai assisté au Congrès des Suisses de l’étranger à une discussion sur l’opportunité d’accepter comme langue d’échange l’anglais. Mesure refusée. De jeunes Suisso-Américains ont le passeport suisse, de jeunes Italiens, Espagnols, Portugais nés en Suisse, qui parlent parfois mal leur langue maternelle, ne connaissent leurs pays d’origine que pendant les vacances, n’ont pas le passeport rouge à croix blanche.

La Suisse qui s’effraie de son taux d’étrangers, officiellement élevé en comparaison internationale, se crée des étrangers, alimente un problème qu’elle pourrait facilement résoudre. 360 000 « étrangers » sont nés en Suisse.

Je suis récemment allée voir les chiffres. Un demi-million de nos «étrangers» résident chez nous depuis plus de quinze ans, alors que l’on s’est écharpé au Parlement pour savoir s’il fallait 10 ou 12 ans de résidence pour déposer une requête de naturalisation. Pas loin de 200 000 sont là depuis plus de trente ans.

Si l’on décidait de donner le droit du sol et un passeport rouge à des gens qui sont là depuis trois décennies, on couperait en deux le nombre d’étrangers. On reviendrait à 10 à 12% d’immigrés un taux socialement et culturellement plus supportable.

La Suisse au cœur de l’Europe est une nation de trois cultures, même quatre dit-on avec le romanche, elle peine à reconnaître qu’elle l’est aussi démographiquement.

Ce refus de se voir fruit de l’immigration, ce sentiment d’être envahie, nourrit également à mon sens sa méfiance envers la construction européenne, et ses difficultés à s’adapter à la nouvelle donne internationale, post chute du Mur de Berlin.

La Suisse se raconte des histoires à elle-même, celle d’un petit pays replié sur lui-même pour son bien, alors que toute sa richesse, hormis l’or bleu de ses barrages, vient de ses échanges avec les pays étrangers, et de ses exportations.

Notre économie, nos instituts académiques et de recherche sont de longue date dépendants des étrangers. Antonio Loprieno est un égyptologue italien à la tête de la Conférence des recteurs des universités suisses. La Britannique Sarah Springmann est rectrice de l’EPFZ.

Nous devrions d’autant plus être sereins par rapport à nos étrangers que l’intégration s’est plutôt bien faite chez nous : par le travail, les syndicats, les clubs sportifs, l’école… et les histoires d’amour. Seul 1 mariage sur 3 implique 2 Suisses, le second se fait entre 1 étranger et 1 Confédéré, le troisième entre deux étrangers.

Maintes analyses de votation l’ont démontré : plus il y a d’étrangers dans un canton, plus les citoyens de celui-ci votent en faveur des étrangers, de la libre-circulation des personnes, des accords avec l’Union européenne,…

Les votes anti-étrangers sont le fait de régions où il n’y a pas ou très peu. Ils ressortent donc du fantasme, de la peur identitaire.

La question de l’immigration en Suisse est aussi impactée par le débat sur les réfugiés. Là aussi, notre pays, jadis généreux dans son accueil, les huguenots au XVII ème siècle, les Républicains et les Révolutionnaires aux XIXème, les Hongrois, les Tchécoslovaques, les Vietnamiens au XXème, est devenu paranoïaque.

La problématique est européenne, régie par les accords de Dublin. Là aussi, l’aggiornamento ne s’est pas fait, là aussi, nous devrions faire confiance à notre expérience et à notre histoire. Il ne faut pas redouter d’accueillir des réfugiés qui à titre humanitaire méritent au moins une protection temporaire. Il ne faut plus à mon sens considérer le statut de réfugié comme un droit à vie. Même Soljenitsyne, prototype du réfugié politique, a fini par rentrer chez lui, dans son pays d’origine.

Il faut en revanche leur demander de travailler, de contribuer au bien être de la société qui les accueille, afin de financer les frais d’entretien, mais aussi économiser de l’argent leur permettant de rentrer chez eux lorsque la paix y sera rétablie.

Les Suisses qui se sentent assiégés, pris d’assaut par les étrangers, méconnaissent une réalité humaine, profonde : la plupart de ceux qui migrent ne le font pas de gaiété de cœur, c’est souvent la nécessité économique, l’ambition d’offrir à leur famille un meilleur avenir qui les poussent. Ils cultivent donc au fond d’eux-mêmes le rêve de pouvoir rentrer un jour chez eux.

Et nombreux sont ceux qui l’ont fait, ajoutant dans leurs parcours de vie au déchirement avec leurs propres parents, un nouveau déchirement avec leurs propres enfants. Le XXI ème siècle nous offre heureusement des moyens de communications, terrestres, aériens et virtuels, qui relativisent les épreuves de la séparation.

Seule devrait compter la volonté de vivre ensemble et de contribuer par son travail, sa créativité, son humanité, à la société dans laquelle nous avons choisi de vivre.

Il est regrettable est paradoxal que nous pensions que notre pays et le paradis sur terre et que nous ayons autant de peine à accepter que tant de gens aient envie de venir y vivre. Tant que le critère d’admission est le travail, il n’y a dans ces conditions pas à craindre d’être envahis. Ayons confiance dans notre histoire.

Texte paru le 24 juillet 2015

Le suicide suisse

De plus en plus d’initiatives menacent les conditions cadres économiques à l’origine du modèle suisse de prospérité. Après l’acceptation de l’initiative «Contre l’immigration de masse» le 9 février, Ecopop ou le texte sur l’or de la BNS lui porteraient un coup fatal. Mais pourquoi notre envié système de démocratie semi-directe s’est-il transformé en torpille? Essai. 

La diatribe d’Eric Zemmour, Le suicide français, se vend très bien dans nos librairies. Si le French bashing est de longue date un sport national, on se gausse volontiers, de Romanshorn à Genève, de l’actuelle grande déprime de la Grande Nation, de cette spectaculaire impuissance des gouvernements, de gauche comme de droite, à mener les réformes nécessaires. Mais sommes-nous si sûrs d’être en meilleure posture?

Président de l’Association suisse des banquiers, Patrick Odier n’est pas un homme réputé pour ses outrances verbales. Il vient pourtant de lâcher dans une interview à la NZZ am Sonntag que l’acceptation d’Ecopop, le 30 novembre prochain, serait «un suicide».

Le texte voulant limiter la croissance démographique est incompatible avec les accords bilatéraux qui nous lient à l’Union européenne. Son acceptation anéantirait définitivement toute la stratégie du Conseil fédéral pour obtenir une mise en œuvre eurocompatible de l’initiative «Contre l’immigration de masse», acceptée de justesse en février dernier. Avec le texte sur l’or de la BNS ôtant toute marge de manœuvre pour mener une politique monétaire indépendante (lire en page 12), ce serait plus que la goutte d’eau qui fait déborder le vase, ou la balle dans le pied qui figure un méchant autogoal, ce serait un suicide suisse, le renoncement volontaire aux conditions-cadres qui ont nourri le modèle suisse et généré sa splendide prospérité.

Le danger est réel car tous ceux qui ont voté le texte de l’UDC en début d’année ont reçu peu de raisons de modifier leur vote au moment de se prononcer sur Ecopop. Seule une mobilisation plus importante de ceux qui ont enduré les effets négatifs du 9 février – les chercheurs, les étudiants et aussi pas mal de patrons qui commencent à délocaliser des postes au compte-goutte, sans que personne n’en sache rien – peut conjurer ce sort fatal.

Comment expliquer une telle dérive? La performance, relative, de l’économie suisse, par rapport à son environnement européen, a rendu nombre de Suisses arrogants et peu lucides. Notre endettement public est sous contrôle, mais l’endettement privé reste colossal. Nos succès sur les marchés extra-européens effacent chez beaucoup notre dépendance aux marchés européens. Pourtant, depuis que la croissance allemande marque le pas, notre baromètre conjoncturel pique mécaniquement du nez. Le 9 février a nimbé l’économie suisse d’un voile d’incertitudes ravageur pour le développement des affaires (lire ci-contre).

DOUCE INCITATION

A qui la faute? A nous tous. Notre système de démocratie semi-directe a changé de nature, sans que nous en prenions la mesure. Naguère, il était une incitation bonhomme au compromis. Utilisé à outrance par l’UDC comme engin de marketing électoral, il s’est mué en torpille d’un pays dont il avait vocation à servir la cohésion. Naguère, le droit d’initiative était un droit de proposition, une manière pour les minorités d’interpeller la classe politique sur un sujet négligé par elle: les initiants ne gagnaient pas, mais la machinerie législative se chargeait de leur donner un peu raison, via un contre-projet direct ou indirect. Défaits dans les urnes, les promoteurs d’initiatives pouvaient se targuer d’avoir envoyé un signal, donné un coup de semonce. Ce fut par exemple le cas du GSsA, le Groupe pour une Suisse sans armée, il y a vingt-cinq ans tout juste, dont le texte recueillit 35% de oui: l’armée ne fut pas abolie, mais ses budgets drastiquement amputés. Plus récemment, l’initiative pour un salaire minimum a échoué, mais son existence a dopé les négociations des partenaires sociaux: maints barèmes de conventions collectives ont été revus à la hausse.

Le droit d’initiative, c’était du soft power avant l’heure. Une manière douce d’influencer les processus de décision sans compter sur la brutalité du rapport de forces.

Mais le rapport de forces justement constitue l’outil privilégié par l’UDC pour imposer ses vues. Galvanisé par ses succès, le parti de Christoph Blocher n’est pas devenu le moteur du compromis, comme son rang de premier parti de Suisse lui en assignerait le rôle, il a multiplié les initiatives pour court-circuiter le travail du Parlement et du Conseil fédéral, où il s’estime sous-représenté.

MANQUE DE RÉACTIONS

Jusqu’au résultat du 9 février, mettant en porte-à-faux la volonté de contingenter la main-d’œuvre étrangère avec le soutien cinq fois réitéré aux accords bilatéraux, personne n’a vraiment agi contre cette évolution perverse.

Le Conseil fédéral a bien réfléchi à quelques ajustements sur les critères de validité des initiatives, mais n’a pas eu le courage de porter une réforme iconoclaste devant le peuple. La droite non UDC envie le joujou qui réussit si bien à son concurrent: PLR et PDC se sont ainsi mis à lancer leurs propres propositions «pour faire parler» d’eux. La gauche est embarrassée: elle aussi, au nom de son statut de minoritaire, a un peu abusé du droit d’initiative, malgré la présence du Parti socialiste au Conseil fédéral. La différence avec l’UDC, c’est que, si elle gagne quelques fois ses référendums (taux de conversion LPP en 2010), elle perd magistralement avec la plupart de ses initiatives (le vote de septembre contre la caisse publique est le dernier exemple).

Une manière de calmer le jeu aurait été d’introduire l’initiative législative, moins lourde que l’initiative populaire d’impact constitutionnel. Une loi épouse plus facilement les évolutions et les rectifications.

Le conseiller national Hugues Hiltpold (PLR/GE) le propose dans une initiative parlementaire qui devrait être examinée lors de la session de décembre. Il suggère également que les textes soient invalidés s’ils ne sont pas de rang constitutionnel. Une clarification aussi audacieuse que bienvenue car elle soulagerait notre charte fondamentale de toutes sortes de détails et de chiffres qui n’ont pas à y figurer. Cette solution affrontera toutefois le plénum sans le soutien d’une majorité de la Commission des institutions politiques. Il faut souhaiter qu’elle ne connaisse pas le même sort que l’initiative populaire générale introduite en 2003, sabordée en

2009 déjà, sans avoir jamais servi. N’exigeant qu’une majorité du peuple, l’initiative législative enrayerait la dérive des initiatives populaires d’application faisant suite à l’adoption de normes constitutionnelles inapplicables.

Horrifiée par la perspective d’une répétition du 9 février, l’économie s’aperçoit un peu tard qu’elle a eu tort de snober les enjeux non directement liés à la défense de ses intérêts, comme l’interdiction des minarets (approuvée en 2009) ou l’internement à vie des délinquants sexuels (approuvé en 2004). Autrefois, au bon vieux temps du Vorort et de la SDES (Société pour le développement de l’économie suisse), elle finançait, bonne fille, toutes les campagnes de votation et accordait aux partis quelques moyens pour s’engager de façon déterminée. Rebaptisée economiesuisse en 2000, découplée du terrain politique, elle a désinvesti au moment où Blocher injectait ses propres millions pour influencer les campagnes à son avantage. Disqualifiée aux yeux de l’opinion publique par ses très molles positions sur les hauts salaires et les bonus des managers, elle peine à convaincre.

QUEL FOSSÉ?

Paradoxe, les patrons, qui assurent les succès économiques du pays, ne sont pas entendus quand ils disent avoir besoin de la libre circulation des travailleurs pour recruter les meilleurs talents sur le marché de l’emploi européen. Les chercheurs et le monde académique, qui nourrissent l’innovation par l’excellence de leurs recherches, ne sont pas crus quand ils affirment la nécessité de rester connectés aux réseaux européens. L’existence d’un fossé entre les élites et le peuple, martelée par l’UDC, a suborné les esprits sans que la pertinence de ce cliché conspirationniste soit questionnée.

Si le couperet d’Ecopop ne tombe finalement pas, d’autres textes de la même poudre explosive sont annoncés, tel celui visant à instaurer la primauté du droit suisse sur le droit international.

La France voisine agonise par l’impéritie de ses gouvernants, et des voix s’élèvent pour demander que le peuple y soit mieux entendu. La Suisse, elle, s’inflige des blessures mortelles par excès de volonté populaire, mal orientée et mal cadrée. Ce suicide lent est la marque du déclin.

Essai paru dans L’Hebdo du  13 novembre 2014

Maccarthysme fiscal

Dans les discours, les Etats-Unis étaient traditionnellement présentés comme une République-sœur, nous avons en commun le bicaméralisme, le pouvoir des Etats, la conviction d’être un «peuple élu» et le sentiment qu’en matière de démocratie nous sommes un phare mondial.*

Dans la vraie vie, chacun sait qu’une sœur ou un frère n’est pas forcément tendre, et que elle ou il peut se montrer impitoyable. C’est assurément ce que l’on doit penser après l’amende de 2,5 milliards de francs que la justice américaine a infligée à Credit Suisse. Comme dit l’adage, ses amis on les choisit, sa famille, on la subit.

La situation a quelque chose de comique ou de grotesque, choisissez votre adjectif. Une banque suisse dirigée par un Américain, Brady Dougan, se voit pénalisée pour avoir trop bien traiter ses clients américains. Le fisc de la plus grande puissance mondiale a échoué à taxer ses administrés, fermant les yeux sur leurs combines, ou faisant comme si leurs activités économiques se développaient sur la planète Mars, comme si tous ses entrepreneurs et ses sociétés à succès ne produisaient pas de bénéfices, mais le pouvoir judiciaire, lui, s’est donné les moyens de les traquer.

Conséquence de cette chasse aux sorcières, de ce maccarthysme fiscal du XXIème siècle, les banquiers suisses sont contraints de réinventer leur modèle d’affaires. Gérer l’argent blanc plus blanc que blanc, le patrimoine des gentlemen issus des pays respectant les standards de l’OCDE, de manière conservatrice, éthique et durable. Ou s’intéresser aux fortunes de riches brasseurs d’affaires issus de pays d’Afrique et d’Asie, dans les quels l’Etat de droit, le respect de la probité fiscale, et les politiques publiques de redistribution, restent des notions très abstraites. Les plus-value risquent de ne pas être les mêmes.

L’enjeu n’est pas que moral pour la place financière suisse, malmenée par les pressions internationales.  Les banques génèrent plus de 100000 emplois, et représentent à elle seules 6,3% du PIB.

A Berne, gouvernement et parlement n’en peuvent plus de devoir réparer les bêtises de quelques banquiers indélicats. La sanction contre le Credit Suisse n’est pas la dernière infligée à un établissement bancaire helvétique. L’indignation, l’exaspération ne sont pas près de s’éteindre. L’histoire est d’autant plus pénible que la Suisse est un Etat libéral qui n’aime pas se mêler des activités des acteurs économiques, et s’en est longtemps portée très bien.

* Chronique parue en italien dans le Caffè, le 25 mai dernier 

50 millions de déplacés: que fait la Suisse?

La Suisse avait promis en septembre dernier d’accueillir un contingent de 500 réfugiés syriens. En deux arrivages, 54 personnes ont été accueillies.

Malaise.

Nausée même, quand on prend connaissance des chiffres publiés ce 14 mai par le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) à Genève et le Conseil norvégien pour les réfugiés:

Le nombre de déplacés dans le monde a atteint un record l’an dernier. Plus de 33 millions de personnes sont déplacées dans leur pays, soit 4,5 millions de plus que l’année précédente.

Cinq pays, la Syrie, la Colombie, le Nigeria, la République démocratique du Congo et le Soudan concentrent le 63% des 33,3 millions de personnes déplacées.

– Un nombre « choquant » de plus de 40% des nouveaux déplacés l’ont été en Syrie, ont précisé le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés (HCR) et le CNR.

–  En Syrie, 9500 personnes ont été déplacées en moyenne chaque jour par le conflit l’an dernier. Une famille quitte son foyer à cause des violences toutes les 60 secondes.

– Le nombre de réfugiés (déplacés dans des pays tiers) a également augmenté, soit 16 millions de réfugiés enregistrés l’an dernier, et au total un record de 49,3 millions de personnes déplacées par les conflits à l’intérieur et à l’extérieur de leur pays, contre 45,2 millions l’an dernier.

– L’an dernier, 8,2 millions de personnes supplémentaires ont été déplacées. Outre en Syrie, qui compte 6,5 millions de déplacés internes, la situation s’est aggravée récemment en République centrafricaine (près d’un million) et au Soudan du Sud (un million également).

–  En moyenne, les déplacés vivent dans des conditions précaires pendant 17 ans, selon le rapport portant sur 58 pays.

Je ne sais pas ce qu’attend le Conseil fédéral, et Simonetta Sommaruga en particulier, pour honorer sa promesse et la décupler. 

Démocratie directe: Joachim Gauck a osé

Joachim Gauck a osé. Lors de sa visite officielle ce 1er avril, le président allemand a osé dire que la démocratie directe a parfois des « désavantages », et qu’elle peut représenter un « grand danger » dans des thèmes complexes sur lesquels il est difficile pour les citoyens de saisir toutes les implications.

Je redoute que cette franchise inquiète surchauffe nos réseaux sociaux, et excite plus que de raisons nos esprits nationalistes, qui révèrent tant « notre démocratie » qu’ils en oublient que la dimension critique en est toujours un salutaire pilier.

J’espère que notre fougue à nous sentir « attaqués » par nos voisins (comme si nous étions en guerre) sera pour une fois domptée.

Après tout, l’Allemagne est un de nos plus sûrs alliés en Europe pour nous aider à faire face aux conséquences du vote de repli du 9 février.

9 février: les marges de manoeuvre du Conseil fédéral sont limitées

Après le choc du 9 février, le Parlement en session de printemps oscille entre nervosité, créativité et désarroi. Nervosité: les députés esquivent tout débat sur l’origine du fiasco sur un air «d’à quoi bon». Refaire l’histoire ne permettra pas de la changer, et il y a dans la politique suisse un tempo implacable qui oblige à se focaliser sur les prochains scrutins, agendés de toute éternité. Surtout, dégager des responsabilités aboutirait à un constat insupportable: c’est toute une classe politique qui a failli, de droite à gauche, incapable depuis vingt ans de contrer l’isolationnisme de l’UDC, s’y laissant piéger par paresse, par indécision (PDC), par absence de convictions propres (PLR), par opportunisme électoral (PS).

Les talents se révèlent dans les épreuves. Puisque le modèle qui nous a valu une décennie de croissance est anéanti et qu’il faut reconstruire, les idées fusent. C’est la créativité du désespoir. La génération qui a grandi avec le blochérisme voit d’un coup arriver le moment de gagner son émancipation. Avec un mélange d’effroi et de fébrilité. Le Conseil fédéral est en première ligne pour appliquer l’initiative de l’UDC «Contre l’immigration de masse» sans mettre en péril la poursuite et la rénovation des accords bilatéraux avec l’Union européenne. Une mission impossible pour laquelle il doit se dégager des marges de manœuvre. Traditionnellement, tout problème réputé insoluble a des chances de se dissoudre grâce au temps et/ou à l’argent.

Sur le papier, le gouvernement dispose de trois ans. De fait, il n’a qu’une année pour avancer ses solutions. La perspective des élections fédérales d’octobre 2015 risque de rendre toute option présentée trop près de l’échéance otage de réflexes électoralistes à court terme, alors qu’il s’agit justement de rebâtir à long terme.

Face à l’UE, nos diplomates étaient passés maîtres dans l’art d’obtenir des répits pour s’adapter en douceur. Pas sûr que l’UE soit encore disposée au pragmatisme. Mais si Bruxelles montre un peu de compréhension, après les élections européennes, la Suisse pourrait élaborer un modèle de contingentement compatible avec la libre circulation. De nouveaux permis de travail ne seraient délivrés qu’au bout de quelques mois, sur le modèle du «personnel stop» que les entreprises pratiquent parfois. Le grain de sable serait de nature administrative, personne ne serait discriminé puisque tous les immigrés potentiels devraient patienter un peu, mais la mesure entraînerait les employeurs à s’intéresser d’abord à la main-d’œuvre nationale directement disponible. L’économie céderait moins facilement que jusqu’ici à la facilité du recrutement sur le marché européen.

L’autre façon de dompter les effets ravageurs de la crise est de sortir son chéquier: payer pour réparer les dégâts, effacer les erreurs.

Ce vieux réflexe helvétique en cas de coup dur risque de se heurter à un obstacle qui n’existait pas naguère: le frein à l’endettement. Le Conseil fédéral ne pourra pas à loisir sortir des milliards de francs pour compenser un désavantage ici, s’acheter des bonnes grâces là-bas. Il peut réaffecter des crédits comme il envisage de le faire pour Erasmus +. Il ne pourra pas les multiplier sans se contraindre à couper dans d’autres pans de son budget, arbitrer entre les besoins des départements, ou retourner devant le peuple.

Cette étroitesse des moyens financiers aura un impact sur l’autre casse-tête trituré par le Conseil fédéral: la réforme de la fiscalité des entreprises et son impact sur les recettes des cantons. Les régimes privilégiés pour les holdings étrangères, déjà sous pression de l’UE avant le 9 février, sont condamnés depuis que les sociétés concernées n’ont plus la garantie de pouvoir faire venir le personnel adéquat. Les cantons doivent annoncer leurs envies en matière de taux d’imposition sans savoir à quelle hauteur la Confédération couvrira d’éventuelles pertes fiscales. Le Département des finances aura beau jeu de dire qu’ils ont mal calculé les conséquences de leur choix.

Dans cet exercice périlleux, le fédéralisme joue à la roulette russe: de riches cantons contributeurs à la péréquation risquent de se retrouver à terme dans des situations précaires; tout le processus d’irrigation des cantons à faible capacité contributive est mis en danger.

Jamais l’imbrication entre les enjeux intérieurs et extérieurs n’a été aussi étroite, alors que la classe politique suisse a une manière de fonctionner autarcique sans grande conscience de ses engagements européens. En cela, elle n’est pas un cas particulier: nombre de pays de l’UE feignent d’ignorer la portée de ce qu’ils ont contribué à décider à Bruxelles. Sauf qu’eux sont membres du club européen et disposent de marges de manœuvre bien plus larges pour surmonter les tensions entre volontés nationales et logiques fonctionnelles communautaires.

Article paru dans L’Hebdo le 13 mars 2014

Qui a le droit de se dire « suisse »?

On a légiféré longuement et finement pour savoir quels produits avaient le droit de se revendiquer « suisse ».

En lisant l’excellente enquête de François Pilet dans le Matin Dimanche, je me demande ce qui fait qu’une banque a le droit non seulement de se revendiquer « suisse » mais aussi d’utiliser le mot « suisse » dans son appelation. Ce privilège, cette marque de qualité, n’imposent-ils pas quelques devoirs?

Donc UBS et Credit Suisse utlisent des stratagèmes comptables pour ne pas payer d’impôts.

Peut on se revendiquer « suisse » quand on préfère payer des bonus plutôt que des impôts?

Je trouve que le Conseil fédéral et l’administration fédérale qui ont dû négocier toutes sortes d’accords pour réparer les mauvais comportements des institutions bancaires devraient facturer leurs heures au tarif des consultants. Puisque une fois les bénéfices revenus, on n’a toujours pas revu les impôts rentrer dans les caisses publiques, ce serait la moindre des choses.

J’ai une question subsidiaire: elle a servi à quoi l’initiative Minder dans la prise de conscience des excès commis si deux ans près son acceptation, des banques suisses payent des bonus à quelques uns plutôt que des impôts au bénéfice de tous?

Je remercie les horlogers et les industriels suisses qui illustrent la qualité du swiss made et paient leurs impôts là où ils créent leurs richesses.

Où est passé le Général Dufour?

Waouh! Le président du Conseil National Ruedi Lustenberger (PDC/LU) a appelé les Suisses à se réconcilier après le vote du 9 février. Et il a évoqué rien moins que la guerre du Sonderbund.

J’aime bien les références historiques, mais « la guerre du Sonderbund », quand même, il n’exagère pas un peu, M. Lustenberger?

L’appel à la cohésion nationale, c’est un must des votes post-traumatiques: « Aimez-vous les uns les autres et la Suisse ira mieux. »

Je crains toutefois que cette fois-ci, ce ne soit un peu plus compliqué. Il ne faut pas nier le trauma, mais l’affronter si on veut résoudre la terrible équation de nos relations avec l’Union européenne. Les Suisses ne sont pas d’accord entre eux sur un objet majeur concernant leur avenir, leur vision du monde, leur manière de fabriquer de la prospérité.

« Il faut se réconcilier », dit M. Lustenberger, mais se réconcilier pour quoi faire exactement ensemble?

Tant qu’à évoquer notre glorieux XIX ème siècle, je me pose une question: où est passé le Général Dufour?

C’est vrai, où sont passés les grandes personnalités qui traitaient le destin de la Suisse comme une affaire personnelle de la plus haute importance? Notre époque manque cruellement de visionnaires engagés dans la gestion des problèmes concrets.

Nous disposons de diviseurs (Blocher et les siens), de gestionnaires réparateurs dévoués (le Conseil fédéral, M. Lustenberger et plein de parlementaires), mais je ne vois personne qui rassemble, qui dirige (au sens d’indiquer une direction) et qui inspire. 

1914-1918: La matrice de la Suisse du XXe siècle

 
Comme les belligérants, les Suisses imaginaient que la guerre serait courte. Mal préparés, ils vont improviser et faire des choix qui nous conditionnent encore un siècle plus tard. *
La fin d’un monde où l’on circulait dans toute l’Europe sans passeport, la vraie fin du XIXe siècle, le début du XXe, le choc inéluctable entre puissances impérialistes. C’est ainsi qu’est généralement perçue la Grande Guerre, une conflagration d’une ampleur inimaginable, 19 millions de morts (10 millions de militaires, 9 millions de civils) et 21 millions de blessés.
Les derniers travaux des historiens qui paraissent à l’occasion du centenaire du déclenchement des hostilités s’attachent à montrer à quel point l’enchaînement fatal des événements, de l’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand à Sarajevo, le 28 juin 1914, à la violation de la neutre Belgique par les Allemands, le 5 août, échappa aux gouvernements. Durant le long mois de juillet, les chancelleries s’agitent pour éviter la guerre – les Anglais s’y emploient jusqu’au bout. Les trois empereurs cousins (le tsar Nicolas II, le Kaiser Guillaume II et le roi d’Angleterre, empereur des Indes George V) s’activent sans parvenir à s’entendre. Il y a beaucoup de bluff, pas mal de paranoïa dont les états-majors qui veulent en découdre finissent par tirer le meilleur des partis.
Prospérité de la Belle Epoque
Quand la guerre éclate, on croit cependant qu’elle sera courte. Elle sera épouvantablement longue, avec un front stagnant, et l’on s’apercevra assez vite que, malgré de précédentes crises diplomatiques, malgré les rodomontades militaristes des uns et des autres, personne ne s’y était suffisamment préparé.
Ce qui est vrai pour les belligérants l’est également pour la Suisse. L’éclatement des hostilités clôt pour la Confédération un demi-siècle d’essor économique sans précédent. Depuis 1848, la prospérité des Suisses s’est considérablement améliorée. A la veille du conflit, le produit national brut par habitant est un des plus élevés d’Europe, au même niveau que celui du Royaume-Uni, nourri par son immense empire colonial. Les radicaux qui ont insufflé cet élan libéral et modernisateur ont réussi leur pari. La petite Helvétie, qui compte alors 3,7 millions d’habitants, appartient aux nations gagnantes de la première mondialisation économique, dopée par les révolutions technologiques du XIXe siècle.
La Belle Epoque ne l’est toutefois pas pour tous. Les familles d’ouvriers peinent à joindre les deux bouts. Signe de ce malaise social, le nombre important de grèves, 130 en moyenne par an, entre 1900 et 1914. Les revendications? Des augmentations de salaire et la diminution du temps de travail à dix heures par jour.
En août 1914, 220 000 hommes sont mobilisés pour défendre les frontières. Le sentiment prévaut également chez nous que cette guerre sera brève (la guerre de 1870 entre la Prusse et la France n’avait duré que six mois) et vite gagnée par les Allemands, dont la puissance impressionne.
Mais comment échappe-t-on à la guerre quand on est neutre? Certaines élites doutent même que cela soit possible, ou souhaitable (lire l’article de Hans-Ulrich Jost, notamment sur la stupéfiante résignation du Conseil fédéral à ce propos, consignée dans un arrêté secret). Mise à l’épreuve, la Suisse va improviser, faire face à des problèmes qu’elle n’avait pas expérimentés jusqu’alors. Elle va ainsi inventer des doctrines et comportements qui définiront son destin pour le siècle à venir.
En cela, notre pays épargné par les combats s’inscrit dans une tendance globale. La période 1914-1918 passe pour avoir été la matrice du XXe siècle, donnant naissance à la révolution bolchevique, au fascisme et au nazisme qui conditionnèrent les décennies suivantes. Mutatis mutandis, l’image vaut donc pour la Confédération, dont la santé économique et la cohésion nationale sont bouleversées par les conséquences de la guerre.
Le défi sacré entre tous consiste à ne pas se laisser entraîner dans la tourmente, c’est-à-dire à faire respecter la neutralité. Si l’on voit à peu près à quoi peut ressembler la neutralité politique (pas de déclaration intempestive en faveur d’un camp) ou la neutralité militaire (pas d’engagement en faveur d’un belligérant), il est moins aisé de pratiquer la neutralité économique pour un petit pays déjà fort dépendant de l’extérieur pour son approvisionnement.
La Suisse a besoin de blé étranger, elle dépend du charbon allemand. Manger et se chauffer nécessitent des accommodements, et une organisation ad hoc. Dès 1915, lorsque l’on se rend compte que le conflit va durer, sont créés la Société suisse de surveillance économique et l’Office fiduciaire suisse pour le contrôle du trafic des marchandises. Il s’agit de centraliser les demandes d’importations, se procurer les marchandises et veiller à ce que cellesci ne soient pas réexportées vers un belligérant.
L’indépendance de ces structures, qui traitent chacune avec un camp, ne fait guère illusion. La SSS est brocardée en «Société de la souveraineté suspendue».
Secret des affaires
C’est ainsi, notent les historiens, que le secret des affaires est érigé peu à peu au rang de secret d’Etat – un voile qu’il ne quittera pas une fois la paix revenue. La discrétion doit masquer les entorses aux nobles principes d’impartialité que commande la neutralité et éviter les protestations furieuses des belligérants (qui ne manquent pourtant pas). Ces efforts n’empêchent pas les problèmes d’approvisionnement, notamment dans les villes, qui exaspèrent la population.
Sur le front politique, le Conseil fédéral adopte également le profil bas, entre opportunisme et petites lâchetés. Il choisit et fait élire par l’Assemblée fédérale le général Ulrich Wille. Outre ses compétences militaires, on calcule que ce proche du Kaiser (il a épousé une von Bismarck) inspirera confiance aux Allemands qui renonceront ainsi à violer la neutralité suisse pour mieux prendre les troupes françaises à revers.
Du coup, le gouvernement, qui ne compte qu’un seul ministre romand, s’abstient de protester contre la violation de la neutralité belge. Cette germanophilie déclenche l’ire de la presse romande. Un fossé se révèle. Le fameux Röstigraben, que l’on ne nomme pas encore ainsi, est né dans une nation qui depuis la fin de l’épopée napoléonienne, un siècle plus tôt, avait mis beaucoup d’énergie à s’unir autour d’idéaux et de buts communs. La convention du Gothard, et quelques autres dossiers fédéraux, avaient déjà montré de fortes divergences entre Alémaniques et Romands. Mais chacun pressent que la différence de sensibilités aux événements internationaux en temps de guerre est d’une gravité particulière.
Les appels à la raison et à l’entente, comme celui que lance l’écrivain Carl Spitteler, futur Prix Nobel, lors d’une conférence intitulée «Notre point de vue suisse», n’apaisent que provisoirement les esprits. Plusieurs affaires vont se succéder avec des cortèges d’accusations réciproques de germanophilie ou de francophilie.
Il y a d’abord l’affaire des colonels qui transmettent des informations confidentielles aux Allemands et aux Autrichiens. Elle éclate début 1916. Cette confirmation de la germanophilie du haut commandement génère un tollé populaire, en Suisse romande surtout, où le rédacteur en chef de La Gazette de Lausanne, Edouard Secretan, qui est aussi conseiller national, hurle à la trahison.
Nouvelle passe d’armes avec l’exploit d’un jeune Lausannois qui décroche un drapeau allemand hissé sur le consulat, en l’honneur de l’anniversaire du Kaiser. Les autorités sont contraintes de présenter des excuses à Guillaume II. Camille Decoppet, chef du Département militaire et président de la Confédération en cette tumultueuse année 1916, découvre quelques mois plus tard que l’état-major et le général ne lui ont pas communiqué toutes les informations concernant les débordements liés à «l’affaire», comme on la nomme alors par analogie avec l’affaire Dreyfus qui avait enflammé la France quelques années plus tôt. Il présente sa démission à ses collègues, qui la refusent en menaçant de démissionner tous. Le gouvernement a frôlé l’implosion. Il devra affronter de pires crises encore.
Les risques de la médiation
Face à la boucherie ambiante, le neutre se sent le devoir de s’entremettre pour restaurer a paix, démarche louable mais pleine de risques. En juin 1917, le «ministre» de Suisse à Washington (comme on appelle alors les ambassadeurs) est rappelé après avoir entrepris une démarche intempestive de médiation en faveur de l’Allemagne qui mécontente les Alliés.
Plus dramatique encore, le conseiller fédéral Arthur Hoffmann, chef du Département politique, tente lui aussi de négocier une paix séparée entre la Russie et l’Allemagne. Il a omis d’en informer ses collègues. Cette fois, le scandale est trop important. Il doit démissionner, le 18 juin 1917. Pour restaurer le crédit international de la Suisse, l’Assemblée fédérale élit huit jours plus tard le président du CICR, Gustave Ador.
Panique
Dans l’historiographie, le fossé moral, révélé par la Grande Guerre, le dispute en importance à l’éclosion violente du malaise social. La Suisse termine le conflit par une grève générale qui la déstabilise totalement, du jamais vu. Paradoxe, alors que le 11 novembre 1918 les belligérants fêtent dans l’allégresse l’armistice, notre pays tremble et prend peur. La Suisse connaît une tension maximale, panique, s’énerve comme en témoigne la convocation urgente des Chambres fédérales.
Si les milieux économiques ont profité de la guerre pour faire des affaires, les classes populaires ont enduré des conditions de vie difficiles. Les soldats ont dû supporter le drill «à la prussienne» et accomplir des travaux d’utilité publique. Les indemnités pour perte de gain n’existent pas, la solde est dérisoire.
L’exaspération des ouvriers et des employés n’a cessé de s’amplifier. Ce sont les employés de banque qui se mettent d’abord en grève à Zurich les 30 septembre et 1er octobre 1918. La tension monte, des troupes sont envoyées à Zurich par le général Wille pour maintenir l’ordre, d’autant que le Parti socialiste a appelé à fêter le premier anniversaire de la révolution russe.
Formé de socialistes et de syndicalistes, le comité d’Olten, initialement entré dans un processus de négociation avec le Conseil fédéral pour arracher des améliorations sociales, appelle à la grève générale le 10 novembre pour le surlendemain. 250 000 travailleurs suivent ce mot d’ordre, surtout dans les villes industrielles comme Zurich, peu en Suisse romande, plus agricole; ce sont d’ailleurs des troupes romandes que l’on a envoyées à Zurich.
La grève cessera le 15. Mais la grande peur de la révolution va marquer durablement les esprits, nourrir un anticommunisme virulent qui ne s’estompera qu’avec la chute du mur de Berlin en 1989.
Robert Grimm, un des leaders du mouvement, est condamné à six mois de prison ferme, alors que les colonels qui avaient renseigné les Allemands et les Autrichiens n’avaient écopé que de vingt jours d’arrêt de rigueur.
Mais le bilan de la grève générale – la seule que la Suisse a jamais connue – n’est pas négatif. Si l’AVS (Assurance vieillesse et survivants) a dû attendre 1948 pour entrer en vigueur, et le droit de vote des femmes en 1971, le climat tendu qui a précédé l’arrêt du travail a favorisé une réforme majeure, refusée deux fois auparavant par le peuple: l’introduction de l’élection à la proportionnelle est enfin acceptée le 13 octobre 1918. Aux élections de 1919, le Parti socialiste passe de 19 à 41 sièges, les radicaux de 106 à 60 sur 189, et perdent ainsi la prépondérance écrasante dont ils jouissaient depuis 1848. Plus jamais un parti n’a atteint la majorité absolue. La Suisse ne le sait pas encore, mais elle commence ainsi ses premiers pas vers un gouvernement de coalition qui intègre de manière durable les partis de droite comme de gauche (les socialistes feront leur entrée au Conseil fédéral en 1943, la formule magique incorporant tous les grands partis sera scellée en 1959). Une scission du parti radical apparaît, le parti des paysans, artisans et bourgeois, qui deviendra l’UDC. Elle annonce une fragmentation du pouvoir à droite, dans une optique clientéliste qui se révélera un siècle plus tard de plus en plus exigeante et moins encline au compromis.
La société des Nations
Dernier marqueur fort dont la période 1914-1918 imprègne le destin national, la redéfinition des rapports que le pays entretient avec les autres sur l’échiquier international. La Confédération s’essaie à la neutralité différentielle. Instruits par l’expérience et quelques déboires, les Suisses s’engagent avec enthousiasme dans la création de la Société des Nations; celle-ci ne doit-elle pas prévenir tout retour des atrocités?
Le 16 mai 1920, 56% des votants se rallient au projet, les Romands sont plus enthousiastes (93% de oui chez les Vaudois), mais le Tessin et six cantons alémaniques suivent également. Genève y gagne une utilité mondiale, la ville a bénéficié de la bienveillance des Américains, logée en un territoire neutre, resté inviolé, mais francophone, donc du côté des vainqueurs.
L’expérience non concluante de participation à la SDN va nourrir jusqu’à nos jours la méfiance du pays face aux nouvelles organisations internationales qui émergeront dans le second après-guerre, et installer une mentalité de repli.
Beaucoup de choix de la Suisse pendant la Seconde Guerre mondiale sont en gestation dans la première. L’opportunisme économique sans états d’âme s’installe. Les fractures entre confédérés qui ne rêvent pas d’un même avenir dans le concert des nations ont été si traumatisantes que tout sera entrepris pour les éviter (on se choisira un général romand, Guisan qui, contrairement à Wille qui ne savait pas le français, sera en mesure de s’adresser à tous), mais elles se raviveront. L’intégration de forces politiques aux idées divergentes deviendra le fil conducteur de la politique suisse. Oui, la Grande Guerre à laquelle ils n’ont pas participé directement a conditionné pour un siècle au moins les choix des Suisses.
Légendes photos:
NOVEMBRE 1918
Pendant la grève générale qui déstabilise le pays, alors que les belligérants fêtent l’armistice, l’armée est appelée en renfort pour protéger le Palais fédéral où les Chambres ont été convoquées en urgence.
SURVEILLANCE À LA FRONTIÈRE EN AJOIE
Les états-majors allemand et français ont élaboré des plans qui passent par la Suisse. Leur frontière étant bornée par trois Etats neutres (Belgique, Luxembourg et Suisse), il était quasi fatal que l’un serve à contourner les ouvrages de défense installés entre les deux belligérants.
FRATERNISATION
Soldats suisses et français se saluent.
ARMÉE
220 000 hommes mobilisés en août 1914, c’est intenable sur la durée pour l’agriculture et l’industrie. Dès lors, les chiffres des engagés varient selon le degré de la menace militaire. Ils seront affectés à des tâches et travaux divers d’intérêt général comme la construction de routes ou l’établissement de lignes téléphoniques.
BERNE
Les troupes mobilisées défilent dans la capitale fédérale.
ARTHUR HOFFMANN
Le conseiller fédéral doit démissionner après avoir tenté de négocier une paix séparée entre l’Allemagne et la Russie, au grand dam des Alliés, parce qu’elle permet aux Allemands de concentrer toutes leurs forces contre la France au lieu de devoir couvrir deux fronts.
HUMEUR
Les illustrateurs s’en donnent à cœur joie pour exalter les vertus des soldats, mais aussi dénoncer la germanophilie des chefs. L’idée que l’armée suisse défend le flanc sud-ouest des Allemands est très répandue.

Servir la Suisse

On votera en septembre sur l’abrogation de l’obligation de servir. Un beau débat en perspective. Personnellement, j’aime beaucoup l’obligation de servir, j’aime l’idée que notre état nous doit protection et assistance, mais que nous lui devons aussi respect, loyauté et participation.

Pour défendre l’obligation de servir, il sera abondamment dit que c’est un pilier de la société suisse, le décalque du système de milice. Cela a été peut-être vrai par le passé, mais cet argument souffre d’un gros défaut : la moitié de la population – les femmes comme moi – est exclue. Et transformer nos maternités et le temps que nous consacrons à l’éducation des enfants en équivalent de l’obligation de servir est une autre idée fallacieuse : il est loin le temps où il fallait produire de la chair à canon.

L’obligation de servir réduite à l’armée est très trompeuse. Si l’on prend en considération 100 jeunes de 20 ans vivant en Suisse, il y a 40% de femmes, 19% d’étrangers, 9% d’inaptes au service, 9% qui choisissent le service civil, 7% qui vont à la protection civile, et donc plus que 16% de recrues. Dans ces très maigres 16%, il faudrait encore savoir combien terminent leur école, et aussi quelle est la part des jeunes naturalisés.

L’obligation de servir est donc déjà morte, bien que la Constitution la stipule. Il faut donc réfléchir à une autre forme d’engagement pour le pays. Il y a tant à faire: des aides aux anciens ou aux populations fragilisées, des travaux d’utilité publique en faveur de l’environnement… Le service à la communauté pourrait se dérouler dans une autre région linguistique pour amener tous les jeunes, hommes et femmes, à pratiquer les autres langues nationales concrètement. Un investissement exceptionnel dans la cohésion nationale.

Un politicien, très prometteur, le jeune conseiller d’Etat genevois Pierre Maudet, porte cette proposition depuis plusieurs années, mais il n’a pas été écouté. Jusqu’ici tous les débats bernois sur le sujet ont buté sur le mythe de l’obligation de servir l’armée seulement. L’instauration du service civil a certes ouvert le jeu, mais sans étendre la réflexion aux besoins de l’ensemble de la société, et bien sûr, sans englober les jeunes femmes.

Les sondages donnent le Groupement pour une Suisse sans armée, qui a lancé l’initiative, perdant. A quand un vrai lobby pour une Suisse au bien de laquelle tous les jeunes de 20 ans apportent leur contribution?

*texte paru en italien dans Il Caffé du 21 juillet